1760-07-27, de Charles Augustin Feriol, comte d'Argental à Voltaire [François Marie Arouet].

Eh bien mon cher ami cette écossoise que vous aviés fait imprimer ne la jugeant pas digne de la représentation, cette écossoise que vous n'avés pas daigné corriger, cette écossoise en un mot dont vous faisiés assez peu de cas a étée jouée hier avec le plus prodigieux succès.
Je crois cepandant que comme on est plus attaché à ses enfants qu'à son opinion vous vous consolerés de cette avanture. Je peux donc vous dire sans craindre de vous fâcher que l'écossoise a réussi autant que Merope, la partie satirique a fait le plus grand plaisir et la partie touchante a fait fondre en larmes, m. Frieport a ravi. Dès les premiers mots qui désignent Freron on a applaudi avec fureur et les applaudissements ont redoublés à chaque trait qui le regarde. Ce qui prouve que c'est un petit seigneur bien aimé que mon parain. Les plaisanteries, les rires vrays qu'elles ont excitées n'ont fait aucun tort au pathétique des scènes ny à l'effet des scituations. La dernière a transporté. Enfin il est étonant qu'une pièce connûe par l'impression, qui par conséquent étoit entre les mains de tout le monde, et qu'on sçavoit par coeur ait pû produire les deux effets qui naissent de la surprise, celui de faire rire et d'arracher les larmes, et vous observerés que nous n'avions aucun secours étranger, pas la moindre cabale en notre faveur, aucune belle dame n'avoit achepté le parterre, les freronistes ont eû la liberté entière d'y venir et d'y faire de leur mieux. Il est vray que le jeu de melle Gaussin et celui de Preville ont été supérieurs et que par conséquent les rosles de Lindane et de Frieport ont beaucoup gagnés à la représentation. Les autres ont été aussi fort bien rendus. Armand est un bon Fabrice, Bellecour a rendu Murrai avec feu et noblesse, Brisard a joué Montrose avec vérité, la femme de Préville n'a point étée mauvaise dans miladi Alton. En tout il y a eu un très grand concert, et beaucoup de soin et d'émulation. Je ne vous ai point parlé de Mlle Dangeville parce qu'elle est au dessus des éloges et que vous concevés aisément combien elle a fait valoir Poulli, qui n'est pas le rosle le plus brillant de la pièce. Vous êtes pleinement vengé mon cher ami de Waspe, car c'est ainsi qu'il est nommé (le vieux Crebillon n'ayant jamais voulu passer le nom de Frelon et c'est heureusement la seule correction qu'il ait fait dans l'ouvrage), vous avés vengé en même tems les philosophes, les honnêtes gens, le public et je vous assure qu'on a bien prouvé par l'unanimité des suffrages que c'étoit une cause commune à tout le monde. Après vous avoir dit le bon il faut que je vous apprenne le mauvais. Le jour même de notre triomphe Prault le fils m'a dit qu'un inconnu très mal mis lui avoit demandé s'il vouloit imprimer Tancrede. Très volontiers, a répondu le libraire. Sur cela ils ont conclu le marché sur le champ à 7 louis (cela n'est pas cher). L'inconnu n'ayant pas le manuscript dans sa poche n'a pas pû le livrer tout de suite. Il a prétendu qu'il alloit le chercher et il n'est pas revenu. Voilà l'état de cette affaire qui me donne une très grande inquiétude. J'ai loué Prault de sa fidélité, je l'ai assuré qu'il en seroit récompensé, que non seulement on le rembourseroit de ces 7 louis, mais qu'il auroit la préférence pour imprimer la tragédie et qu'on engageroit la personne qui seroit chargée de l'impression à traiter avec lui. Voilà où en est l'affaire. J'ai parlé à M. de Malesherbes; je lui parlerai encor; mais je crois que vous feriés bien de lui en écrire. Vous voiés que nous sommes menacés d'une impression prochaine, qu'il y a des copies de Tancrede qui pouront tomber en des mains moins loyales que celles du jeune Prault et que cet ouvrage imprimé émoussera tout le piquant de la représentation, car ne vous gâtés pas sur l'exemple de l'écossoise, il est unique, et encor je suis persuadé que le malheur de ce qu'elle est imprimée sera un obstacle à la durée du succès et qu'elle n'aura pas par cette raison un grand nombre de représentations. Que faut il donc faire mon cher ami? Se mettre le plus promptement qu'il sera possible en état de jouer Tancrede, la revoir bien sérieusement, bien scrupuleusement, joindre les nouvelles corrections à celles que vous avés fait déjà, nous envoyer le tout à l'adresse de M. Chauvelin l'intendant. Je joins ici un billet de lui qui est une espèce de réponse qu'il veut que je vous envoye. Au reste il est à la poursuite de votre affaire. Il ne sçait si elle est dans le lot que lui a laissé M. de Courteille ou dans celui de M. Trudaine. Dans le premier cas il vous expédiera le plus promptement et le plus favorablement qu'il lui sera possible, dans le second il sollicitera M. Trudaine. J'auroi soin de vous instruire exactement de l'état de cette affaire. J'ai fait quelques tentatives en faveur de Diderot conformément à votre projet et à vos intentions. On m'a répondu sans aigreur, sans amertume, mais de façon à ne me laisser aucune espérance. Il faudroit peut être passer par l'échelon de l'académie des sciences. Il y a dans cette académie plus de philosophes et moins de prêtraille que dans l'académie françoise, par conséquent moins d'obstacles à vaincre. Cette voie je crois pouroit être bonne à suivre. J'ai bien envie de vous gronder de ce que vous continués à entretenir une correspondance avec Palissot. Il montre une lettre charmante de vous. Est'il possible que vous n'aiés pas pu vous la refuser? Il faut que vous en aiés eû des remords puisque vous ne me l'avés pas adressé ainsi que les autres. Une jolie lettre à Palissot où vous le loués, où vous avés l'air de l'aimer! Fy, fy. Promettés moi du moins que vous ne le ferés plus. Je remets la politique à une autre fois. Ce que je puis vous dire d'avance, c'est que le plus beau génie du siècle et de tous les siècles n'est pas un bon politique. Adieu, je vous embrasse comme je vous aime.

Me Scaliger, qui est en effet mieux en été que dant toute autre saison, vous fait mille amitiés, elle partage bien vivement la joye du succès de l'écossoise et nous vous prions d'en faire notre compliment à Madame Denis. La requête aux parisiens paroitra imprimée aujourd'hui ou demain. Il n'a pas été possible de la donner plustôt.