1760-08-03, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Il y a apparence, mon cher & grand Philosophe, que celui de nous deux qui se trompe sur la personne en question, se trompera longtemps; car nous ne paroissons disposez ni l'un ni l'autre à changer d'avis.
Quoiqu'il en soit, je n'entends rien, je l'avoüe, à cette nouvelle jurisprudence qui permet à une femme de la cour de se mettre à la tête d'une cabale infâme contre des gens de lettres estimables, et qui ne permet pas aux gens de lettres outragés de donner un léger ridicule à la protectrice. Au surplus, l'abbé Morellet est enfin sorti de la Bastille, & sa détention n'aura point d'autres suites. M. Duclos (avec qui je suis d'ailleurs fort mal, mais avec qui je me réunirai, s'il est nécessaire, pour la bonne cause) me dit hier en confidence que vous luy aviez écrit au sujet de l'admission de Diderot à l'académie. Nous convînmes des difficultés extrêmes & peut être insurmontables de ce projet; il croit cependant qu'on pourroit le tenter, quoi qu'à dire vrai j'en désespère. Je crois bien que Made de P. et même mr de Ch. seront favorables; mais je doute que tout puissants qu'ils sont, ils ayent assez de crédit dans cette occasion. Vous entendrez de Geneve crier les dévots de Paris et de Versailles, & ces dévots iront au Roi directement, et à coup sûr ils l'emporteront. Or je n'imagine pas qu'il faille tenter cette affaire si elle ne doit point réussir.

A quoi vous serviroit ce zêle impétueux,
Qu'à charger vos amis d'un crime infructueux?

Du reste l'Election ne se fera de 3 ou 4 mois, & nous tâterons doucement le gué, avant que de rien entreprendre. Je verrai Diderot, je reparlerai à Duclos, et nous nous concerterons avec vous, & je vous rendrai compte de la suite de nos démarches.

L'Ecossoise a un succez prodigieux, & j'en fais mon compliment à l'auteur. Hier à la 4e représentation il y avoit plus de monde qu'à la première. On dit que Fréron avoit prouvé il y a 15 jours dans une feuille, que cette pièce ne devoit pas réussir. Je ne l'ai point encore vûe, & quand on m'en a demandé la raison, j'ai répondu que si un décroteur m'avoit insulté, et qu'il fût mis au carcan à ma porte, je ne me presserois pas de mettre la tête à la fenêtre.

Quelqu'un me dit le jour de la première représentation, que la pièce avoit commencé fort tard; c'est apparemment, lui dis-je, que Fréron étoit monté à l'hôtel de Ville.

Un conseiller de la classe du parlement, de Paris, dont on n'a pu me dire le nom, disoit avant la pièce, que cela ne vaudroit rien, qu'il en avoit lû l'extrait dans Fréron. On lui répondit qu'il alloit voir quelque chose de meilleur, l'extrait de Fréron dans la pièce.

Ce n'est ni Bourgelat, ni personne de ma connoissance qui a envoyé au journal Encyclopédique l'extrait de l'Epitre du R. de Pr. C'est apparemment quelqu'un de ceux à qui je l'ai lue, & qui en aura retenu ces bribes. Au reste les endroits outrecuidans ne se trouvent pas dans l'imprimé, & j'en suis fort aise.

Savez vous que votre ami Palissot a eu une prise très vive dans les foyers avec mr Seguier, qui avoit pourtant fort protégé les Philosophes? Il trouvoit (lui Palissot) que l'Ecossoise étoit une chose atroce. A ce propos je vous dirai que vos amis ne sont point contens de votre troisième lettre. Il ne faut point plaisanter avec de pareilles gens, surtout lorsqu'ils enferrent d'eux mêmes, comme Palissot a fait dans ses dernières réponses. A dieu, mon cher Philosophe. Mes respects à made Denis.