aux Délices 13 juin 1760
Mon divin ange, à peine ai je reçu votre paquet que j'ai envoyé sur le champ la consultation à mr Tronchin et l'ai accompagné de la lettre la plus pressante.
Je m'intéresse à la santé de mr de Courteille comme vous même. Je dois beaucoup à ses bontés. Il est vrai qu'elles sont la suite de son amitié pour vous, mais je n'en suis, par cette raison là même, que plus reconnaissant. Dès que Tronchin aura fini vous aurez son mémoire mais il faudra s'y conformer. Je vous jure quoi qu'en dise m. le duc de Choiseul que c'est un homme admirable pour les maladies chroniques. La preuve en est que je suis en vie. Je vous supplie de vouloir bien présenter mon respect à mad. de Courteille qui m'édifie. Pour mad. Scaliger je crois qu'elle s'en tient à Fournier, et elle a raison. Il connaît son tempérament. Il est attentif. Je voudrais qu'elle fît un peu d'exercice. Mais il ne faut pas en parler aux dames de Paris.
Venons maintenant au tripot, passez moi le mot, car je suis du métier, et nous allons jouer sur le nôtre. Je supplie donc madelle Clairon de bien dire que j'ai retiré la Médime. Elle la jouera ensuite quand elle voudra. Mais je veux me donner un peu l'air d'être intrigué de la pièce des grenouilles contre les Socrates. Je le suis encore davantage de la réponse intitulée Vision dans laquelle on insulte indignement mad. de Robecq mourante. Cela est fou et atroce. C'est le coup le plus mortel que les philosophes puissent se porter à eux mêmes.
Je suppose que vous avez reçu, mon cher ange, mon paquet adressé à mr de Chauvelin, paquet dans lequel était ma réponse à Palissot. J'ai pris la liberté de vous prier que cette réponse passât par vos mains, afin que vous fussiez à la fois témoin et juge. Je vous priais de vouloir bien m'instruire s'il est vrai comme le dit Palissot dans sa lettre à laquelle je réponds, que Diderot s'était rendu coupable d'un libelle envers mad. de Robecq et mad. de la Marck. J'ai peine à le croire. Si cela était Diderot serait un monstre, j'aime mieux croire que Palissot seul en est un.
Encore une fois il paraît difficile qu'on joue Socrate. Cette pièce ne peut plaire qu'en rendant les Mélitus et les Anitus et les autres juges aussi méprisables que des coquins peuvent l'être. D'ailleurs je voudrais que la pièce fût en vers. Cela donne plus de force aux maximes, et la morale est un peu moins ennuyeuse en vers bien frappés qu'en prose.
Pour l'Ecossaise vous l'aurez quand vous voudrez et tout le procès verbal du voyage de Lindane à Londres et de ce qu'elle y fait ne tiendra pas dix lignes. Frelon embarrasse fort mr Hume, il me mande que si on change le caractère de cet animal il croira qu'on le craint, et qu'il est bon que ce scorpion subsiste dans toute sa laideur. Mr Guépe vaut bien mr Frélon; wasp signifie en anglais frélon et guêpe. Mais on ne peut pas s'appeler Wasp à Paris.
Le petit Hurtaud croit le droit du seigneur ou le débauché infiniment supérieur à Socrate et à l'Ecossaise. Il n'y voit pas la moindre ressemblance avec Nanine, il compte vous soumettre la pièce et vous l'envoyer avec l'ordonnance de mr Tronchin (mais non, il ne vous l'enverra pas de quinze jours, tant mieux.)
Venons s'il vous plaît à un autre article. Je ne lis point les feuilles de Frélon. J'ignore s'il loue ou s'il blâme les œuvres de Luc, mais entre nous je soupçonne m. le d. de C. de s'être servi de lui pour répondre à une certaine ode de Luc contre le roi. Cependant m. le d. de C. m'écrivit qu'il l'avait faite lui même. Tant mieux si cela est. J'aime qu'un ministre soit du métier et j'admire sa facilité et sa promptitude.
Marmontel est ici avec un Gaulard très aimable et très doux. Il jure qu'il n'a pas la moindre part à l'infamie de la scène d'Auguste, et il le jure avec larmes.
Est il vrai, mon cher ange, qu'on persécute les philosophes avec fureur? Que je suis aise d'être aux Délices, mais que je suis fâché d'être loin de vous.
V.
Je reçois dans ce moment les arrêts de Tronchin. Je ne crois pas que ce soient des édits contre lesquels on puisse faire des remontrances. Je vous adresse le paquet, afin qu'il parvienne par vous à mad. de Courteille avec qui je vous soupçonne de conspirer contre la gourmandise de monsieur.