au caffé italien vis à vis la comédie française à Paris ce 1 7bre 1760
Monsieur,
Permettés moi de vous féliciter après tout Paris de la sortie que vous avés faite sur les Abraham, les Hayer, et surtout sur Jean Freron.
Il y a longtems que cet impudent gasetier tient boutique de sottises, de calomnie et de médisances qu'il vend au plus offrant et dernier Enchérisseur. J'ai rougi mille fois pour lui des Eloges mercenaires qu'il donne à ses acheteurs aux dépens du mérite, et je n'ai pû voir sans indignation que ce vil insecte osât ronger jusqu'à vos ouvrages; et verser sur vos lauriers les poisons de sa bouche. Si j'avois eû quelque droit en Israel, je l'aurois écrasé sans pitié: vous l'avés fait, Monsieur, et vous avés pris le ton qu'il convenoit à un Voltaire de prendre vis à vis d'un Freron. Vous l'avés peint dans le Pauvre diable, vous l'avés peint dans l' Ecossaise, et partout on l'a reconnu trait pour trait. A mon retour à Paris j'ai assisté à la 12, 13, 14, 15 et 16ème représentation de votre piêce, et toujours avec un nouveau plaisir. Freeport m'a fait désirer d'être anglais, et j'ai versé avec Lindane et Monrose de ces larmes que vous seul et Racine savés faire répandre. Je dinois avant hier avec un crasseux Dominicain qui se déchaina beaucoup contre votre ouvrage. Il me dit que st Cyprien, st Augustin, et particulièrement st Thomas deffendoient exprêssément et sous peine d'Excommunication de jouer des personnes illustres et respectables, surtout lorsqu'elles vivoient encore, et on joüe, s'écria-t'il avec fureur, et on joüe Mr Freron. Si j'avois été Lieutenant de police, continua-t'il, j'aurois interdit Fréeport, parcequ'il n'est ni catholique ni chrétien à un anglais, d'entrer de force et en plein jour chés une jeune fille qui ne veut voir personne. Qu'on ne me parle plus, ajouta-t'il, qu'on ne me parle plus des gens de lettres, je les déteste, et je les noyerois tous de mes propres mains: malgré le respect que l'on doit à tous les ordres, et surtout au mien, ces Messieurs osent nous confondre avec le peuple, et nous regardent comme de bons moutons qui défilent les uns après les autres. Après cela il sortit furieux, et fut à l'église où on l'attendoit, prêcher contre la colère et la vanité. J'appris le soir que Freron venoit de perdre la teste, et que pour venger le nom de cet ancien Loyoliste, frère Berthier composoit un poême épique dont le Diacre Trublet feroit les vers.
L'antiphilosophe Palissot doit être bien satisfait, Mr, des ménagemens que vous avés eus pour lui: il n'a point répondu à vos objections, et vous avés glissé sur les mauvaises raisons dont la moitié de ses lettres est remplie: j'ai vû et lû son drâme sans y applaudir, et je me suis affligé avec les honnêtes gens du ridicule que l'autheur s'est efforcé de donner aux Encyclopédistes; ils n'en sont ni plus ni moins estimés, et l'on ne parle plus de la Comédie des philosophes.
Que vous êstes heureux, Monsieur, de pouvoir contempler les orages du port où vous Estes! d'y rire tranquilement des folies des hommes, et de vivre en homme de lettres et en sage: je relisois il y a quelques jours un morceau du Sophronyme de Mr de Fenelon; ce Sophronyme étoit vertueux et solitaire: à la pauvreté près je vous comparois tous les deux, et je m'amusois à traduire ainsi le début de son histoire:
Tel est le repos dans lequel vous vivés, Monsieur; vous jouissés de cette tranquilité d'esprit et d'âme qu'un de nos philosophes regarde comme la seule et unique volupté. Que j'ai désiré de fois de la partager avec vous, et de vous appartenir en qualité de secrétaire. C'est un bonheur en idée, et auquel je ne dois pas penser. Je suis né avec le goût de la solitude, mais malheureusement la providence m'a mis dans la nécessité de faire une fortune: c'est une route dans laquelle je n'ai point encore beaucoup avancé. On m'assura, il y a quelques jours, que Mr Bourette, fermier général, avoit besoin d'un secrétaire: votre protection auprès de lui, Monsieur, est la meilleure que je puisse avoir, soit pour cette occasion ci, soit pour une autre. Je n'ose vous la demander. Je sçais que les lettres de recommandation sont à charge et je craindrois de vous gêner. J'ai cependant lû dans quelques uns de vos ouvrages que rien ne coûtoit lorsqu'il s'agissoit d'obliger, et que les peines même, s'il s'en rencontroit, étoient de vrais plaisirs. Si le tems vous le permet, Monsieur, c'est un heureux de plus que vous ferés. Je ne connois personne dans ce monde dont les services me fussent aussi précieux que les vôtres.
J'ay l'honneur d'être avec un profond respect
Monsieur
Votre très humble et très obéissant serviteur
Desfontaines