18 juillet 1760
Nôtre cher correspondant, nôtre ancien ami, est prié de vouloir bien faire parvenir au sr Corbie, la Lettre cy jointe, de Gabriel Cramer.
Il parait qu'il est de l'avantage des Cramer et des Corbie de s'entendre, et de faire conjointement une belle Edition qui leur sera utile, au lieu d'en faire deux et de s'exposer à en être pour leurs frais.
Si j'avais le noble orgueil de Mr Lefranc de Pompignan mon amour propre trouverait son compte à voir deux libraires disputer à qui fera la plus belle édition de mes sottises en vers et en prose; mais je ne veux pas hazarder de leur faire tort pour joüir du vain plaisir de me voir orné de vignettes et de cus de lampes avec une grande marge.
Je crois que vous pouvez mon cher ami concilier Cramer et Corbie. Il est bon de mettre la paix entre les Libraires, puisqu'on ne peut la mettre entre les auteurs.
Il ne vient de Paris que des bètises. Lefranc de Pompignan et Freron se sont imaginez que je suis l'auteur des si, et des pourquoi; et vous sçavez qu'ils se trompent. On s'imagine encor que l'auteur de la Henriade ne peut pas revenir voir Henri 4 sur le pont neuf, et rien n'est plus faux; mais il préfère ses terres au pont neuf, et à tous les ouvrages du pont neuf, dont Paris est inondé.
Ayez la charité de dire à Protagoras ce qui suit.
Protagoras fait ou laisse imprimer dans le journal enciclopédique des fragmens de l'Epitre du Roi de Prusse à Protagoras, et il dit dans sa Lettre aux auteurs du journal qu'il n'a jamais donné de copie de cette Epitre du Salomon du nord. Cependant Protagoras avait envoyé copie des vers du Salomon du nord à Hippofile Bourgelatà Lyon. Il est très bon que les vers du Salomon du nord soient connus, et qu'on voie combien un roy éclairé protège les sciences, quand mtre Joli de Fleuri les persécute avec autant de fureur que de mauvaise foi.
Le Roi de Prusse, qui m'a envoyé cette Epitre, ne manquera pas de croire que c'est moi qui l'ai fait courir dans le monde. Je ne l'ai pourtant lüe à personne; je ne vous en ai pas envoié même un seul vers, à vous le grand confident; je suis innocent, mais je veux bien faire anathème pour Protagoras, pourvû que la bonne cause y gagne.
Je souhaitte que Jean Jaques Rousseau obtienne de made la mlle de Luxembourg la grâce de l'abbé Morlaix; mais on est persuadé que l'envoi de cette malheureuse vision a avancé les jours de made la princesse de Robec en lui aprenant son danger que ses amis lui cachaient. Cette cruelle affaire est venüe après celle de Marmontel. On veut bien que nous autres barbouilleurs de papier, nous nous donnions mutuellement cent ridicules, parce que c'est l'Etat du métier, mais on ne veut pas que nous mèlions dans nos caquets les dames et les Seigneurs de la cour qui n'y ont que faire; la cour ne se soucie pas plus de Fréron et de Palissot, que Les chiens qui abboyent dans la rüe, ou de nous qui abboyons avec ces chiens. Tout celà est parfaitement égal aux yeux du Roy, qui est je crois beaucoup plus occupé de ces chiens d'Anglais qui nous désolent, que des Ecrivains en prose et en vers de son Royaume. Je voudrais que nous eussions cent vaisseaux de ligne, dussions nous nous passer des Frerons et des Pompignans.
Vous vouliez la réponse à Charles Palissot. La voici. Vous la montrerez sans doute à Protagoras qui en sera édifié. Il verra que je me fais tout à tous pour le bien comun.
J'avoue qu'on ne peut attaquer L'infâme tous les huit jours par des écrits raisonez. Mais on peut aller per domos semer le bon grain.
Je suis encor tout stupéfait qu'on puisse m'attribuer les quand, les Vadé, les Alétof, etc.
Quelle apparence je vous prie qu'au milieu des alpes quand on fait ses moissons, on aille songer à ces misères?
Interim ride, vale et quondam veni.
Madelle Vadé veut absolument mettre un pauvre diable dans mon paquet afin que si quelque bonne âme veut le mettre en lumière, il soit imprimé plus correctement.