1768-10-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Sébastien Dupont.

Je crois bien, mon cher ami, que les chiens qu'on a fessés abboyent; mais je vous assure que tous les honnêtes gens en rient à commencer par ceux qui composent le conseil du Roi et par le Roi lui-même; je pourrais vous en dire des nouvelles.
Soyez sûr que d'un bout de l'Europe à l'autre il s'est fait depuis quelque temps dans les esprits une révolution qui n'est ignorée peutêtre que des capucins de Colmar et des chanoines de Porantrou. Le gendre du premier ministre d'Espagne qui est venu chez moi, m'a appris qu'on venait de limer les dents et de couper les griffes à l'inquisition. On lui a ôté jusqu'au privilège de juger les livres et d'empêcher les espagnols de lire. Ce qui se passe en Italie doit vous faire voir combien les temps sont changés. On débite actuellement dans Rome la cinquième édition d'ella riforma d'Italia, livre dans lequel il est démontré qu'il faut très peu de prêtres et point de moines et où les moines ne sont jamais traités que de canaille. Il faut une religion au peuple, mon ami; mais il la faut plus pure et plus dépendante de l'autorité civile. C'est à quoi l'on travaille doucement dans tous les états. Il n'y a persqu'aucun prince qui ne soit convaincu de cette vérité, il y en a quelques uns qui vont bien plus loin. Tout cela n'empêche pas qu'on ne doive être sage; il ne faut triompher que la victoire sera complète. Les chiens qui jappent encore pourraient mordre. J'aurais plus d'une chose à vous dire si j'avais le bonheur de vous voir dans mon heureuse retraite avec celle que j'en ai fait la souveraine. Faites comme vous voudrez; mais je ne veux point mourir sans vous avoir embrassé. En attendant je vous prie, mon cher ami, de contribuer à me faire vivre en voulant bien recommander à Monsieur Roset de me payer le quartier qu'il me doit. J'ai trente personnes à nourrir et trente mille francs à donner par an à ma famille. Vous concevez bien qu'il faut que Monsieur Roset m'aide. Je vous embrasse le plus tendrement du monde.

V.