1768-05-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Philippe Charles François Joseph de Pavée, marquis de Villevieille.

Mon cher marquis, le sr Gillet ou Gilles, n'est pas trop bien informé des affaires de ce monde.
Il ne sait pas que quand on est enfermé entre des renards et des loups, il faut quelquefois enfumer les uns, et hurler avec les autres. Il ne sait pas qu'il y a des choses si méprisables qu'on peut quelquefois s'abaisser jusqu'à elles sans se compromettre. Si jamais vous vous trouvez dans une compagnie où tout le monde montre son cul je vous conseille de mettre chausses bas en entrant au lieu de faire la révérence.

Faites je vous en prie, mes sincères compliments à mrs Duché et Venel, les compagnons francs-maçons doivent se reconnaître au moindre mot.

On demande si on peut vous adresser de petits paquets sous l'enveloppe de mr l'intendant.

Mais surtout, si vous allez à votre régiment passez par chez nous; n'y manquez pas je vous en prie, ce pèlerinage est nécessaire, j'ai beaucoup de choses à vous dire pour votre édification.

Le marquis de Mora, fils du comte de Fuentes, ambassadeur d'Espagne à Paris, gendre de ce célèbre mr le comte D'Aranda qui a chassé les jésuites d'Espagne et qui chassera bien d'autres vermines, est venu passer trois jours avec moi; il s'en retourne en Espagne et ira peut-être auparavant à Montpellier. C'est un jeune homme d'un mérite bien rare. Vous le verrez probablement à son passage, et vous serez étonné. L'Inquisition d'Espagne n'est pas abolie, mais on a arraché les dents à ce monstre, et on lui a coupé les griffes jusque dans la racine. Tous les livres si sévèrement défendus à Paris entrent librement en Espagne. Les Espagnols en moins de deux ans ont réparé cinq siècles de la plus infâme bigoterie.

Rendez grâce à dieu, vous et vos amis, et aimez moi.