à Paris ce 9 juillet [1764]
Si vous aviez l'honneur, mon cher & illustre maitre, d'être Simon Lefranc, je vous dirois, comme défunt le christ à défunt Simon Pierre, Simon, dormis?
Il y a un siècle que je n'ai entendu parler de vous. Je sais que vous êtes très occupé, et même à une besogne très édifiante; mais laissez là le Talmud un moment pour me dire que vous m'aimez toujours; & après cela je vous laisserai en liberté reprendre Moyse et Esdras au cul et aux chausses. Vôtre long silence m'a fait craindre un moment que vous ne fussiez mécontent de la liberté avec la quelle je vous ai dit mon avis sur le Corneille, comme vous me l'aviez demandé; cependant, réflexions faites, cet avis ne peut vous blesser, puisqu'il se réduit à dire que vous n'avez pas fait assez de révérences, en donnant des croquignoles, & que vous auriez dû multiplier les croquignoles et les révérences.
A propos de croquignoles, vous venez d'en donner une assez bien conditionnée à maitre Aliboron, et à l'honnête homme qui comme vous le dites très plaisamment, lui fait sa litière. Il est vrai que vous l'aviez belle, et qu'on ne peut pas présenter son nez de meilleure grâce. Cette croquignole étoit d'autant plus nécessaire, que maitre Aliboron, à ce qu'on m'a assuré, répandoit sourdement que vous lui aviez fait faire des propositions de paix. J'ai prétendu que si vous lui en aviez faites, c'étoit apparemment comme Sganarelle en fait à sa femme après l'avoir bien battue. En attendant, maitre Aliboron est allé faire les délices de la cour de Deux ponts, et il a laissé ses feuilles à fabriquer pendant son absence à quelques sous-marauds qui sont à sa solde. On prétend même qu'il va les quitter tout à fait, pour être Bailli ou maitre d'Ecole dans quelque village d'Allemagne. On assure aussi que le duc des Deux ponts, son digne ami et protecteur, qui a joué un rôle si brillant dans la dernière guerre à la tête des troupes de l'Empire, doit l'emmener à la cour de Manheim, qui se prépare à le fêter beaucoup, et qui apparemment a oublié l'honneur que vous avez fait il y a quelques années au maitre de la maison. Ce sont je crois, de plattes gens que tous ces petits Principiaux d'Allemagne, et je me souviens, que quand le Roi de Prusse me demanda si en retournant en France, je m'arrêterois dans toutes ces petites cours borgnes, je lui répondis que non, parceque quand on vient voir dieu, on ne se soucie guères de voir st Crespin.
Savez vous que je viens de recevoir de l'Impératrice de Russie une lettre, qui devroit être imprimée et affichée dans la salle du conseil de tous les princes? Elle me dit ces propres paroles: on devroit faire dans tout gouvernement éclairé une loi qui défende aux citoyens de s'entrepersécuter de quelque façon que ce soit…. Les guerres de plume, qui en décourageant les talens détruisent le repos des citoyens sous le misérable prétexte de quelques différences d'opinion, sont aussi détestables que minutieuses…. Vous me dites, ajoute t'elle, que le nord donne des leçons au midi; mais d'où vient donc que vous autres peuples du midi passez pour si éclairés, si les règles les plus naturelles et les plus simples n'ont pas encore pris racine chez vous, ou est ce qu'à force de rafinement elles vous ont échappé? Comme elle vient de réunir au domaine de la couronne tous les biens du clergé, elle ajoute très plaisamment, chez nous on respecte trop le spirituel pour le mêler au temporel, et celui ci se prête a soulager l'autre des vanités qui lui sont étrangères. Avouez, mon cher philosophe, que tous les Princes et Princesses, sans en excepter le duc des Deux Ponts, ne sont pas aussi avancés. Mais, comme dit très bien la sainte Ecriture, l'esprit souffle où il veut. Je ne sais de quel côté le vent va souffleur pour la philosophie. Voilà déjà des parlemens qui concluent à garder les jesuites; j'ai bien peur que ce ne soit enterrer le feu sous la cendre. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble, à en juger par de petites circonstances, que depuis la mort d'une certaine dame(qui n'aimoit pourtant pas les philosophes) le parti jesuitique commence à revirer tant soit peu de bord, à la vérité insensiblement, et comme le Père Canaye, par un mouvement de fesse imperceptible; si ce mouvement de fesse alloit en s'accélérant, comme la chute des graves, la pauvre philosophie se trouveroit une seconde fois dans le margouillis, dont dieu et vous la vouliez préserver. En attendant il faut qu'elle se tienne à la fenètre, pour voir la fin de tout ceci, sans pourtant se refuser le plaisir de jetter de temps en temps quelques ordures sur les passans qui lui déplairont, lors qu'elle n'aura point à craindre que cette mièvreté la fasse mettre à l'amende. A propos, on m'a prêté cet ouvrage attribué à st Evremond, et qu'on dit de du Marsais, dont vous m'avez parlé il y a longtemps; cela est bon, mais le Testament de Meslier par extraits vaut encore mieux. On m'a parlé aussi d'un dictionnaire où beaucoup d'honnêtes fripons ont rudement sur les oreilles. Je voudrais bien qu'il me fût possible d'en avoir un exemplaire. Si vous connoissiez l'auteur, vous devriez bien lui dire de m'en faire tenir un par quelque voie sûre. Il peut être persuadé que j'en ferai bon usage. Eh bien, voilà pourtant les Calas qui vraisemblablement gagneront tout à fait leur procez, & tout cela grâce à vous: mrs les Penitens blancs, devroient bien rougir d'être si noirs. Adieu, mon cher Philosophe; vous ne me parlez jamais de made Denis; est ce qu'elle m'a entièrement oublié? Je voudrois bien vous aller embrasser, mais j'ai un estomac qui me joue d'aussi mauvais tours que si je l'obligeois à digérer tout ce qui se fait et tout ce qui se dit en France.