à Paris ce 5 avril [1768]

Mon cher & ancien ami, j'ai une grâce à vous demander que je souhaite fort que vous ne me refusiez pas, mais sur laquelle pourtant je serois fâché de vous contraindre.
Il y a ici un jeune Espagnol de grande naissance et de plus grand mérite, fils de l'ambassadeur d'Espagne à la cour de France, & gendre du m^is d'Aranda qui a chassé les jésuites d'Espagne. Vous voyez déjà que ce jeune seigneur est bien apparenté, mais c'est là son moindre mérite; j'ai peu vu d'étrangers de son âge qui aient l'esprit plus juste, plus net, plus cultivé & plus éclairé; soyez sûr que tout jeune, tout grand seigneur, & tout Espagnol qu'il est, je n'exagère nullement. Il est prêt de retourner en Espagne, & il est tout simple que pensant comme il fait, il désire de vous voir & de causer avec vous. Il sait que vous êtes seul à Ferney, et que vous voulez y être seul; aussi ne veut il point vous incommoder; il se propose de demeurer à Geneve quelques jours, & d'aller de là converser avec vous aux heures qui vous gêneront le moins. Ce qu'il vous dira de l'Espagne vous fera sûrement plaisir. Il est destiné à y occuper un jour de grandes places, & il peut y faire un grand bien; je dois ajouter qu'il aura avec lui un autre jeune seigneur Espagnol nommé le duc de Villa-Hermosa, que je ne connois point, mais qui doit avoir du mérite, puisqu'il est ami de m^r le marquis de Mora. C'est le nom de celui qui désire de vous voir. Il vous verra avec son ami, si cela ne vous gêne pas trop; sinon, m^r le m^is de Mora vous ira voir tout seul; je puis vous répondre que quand vous l'aurez vu, vous me remercierez de vous l'avoir fait connoitre. Faites moi, je vous prie, un mot de réponse ostensible, soit pour accepter ce que je vous propose, soit pour le refuser honnêtement, ce qui m'affligeroit, je vous l'avoue, sans cependant que je vous en sçusse mauvais gré, ni m^r de Mora non plus. Il compte partir le 20 de ce mois; ainsi je vous prie de m'écrire un mot avant ce temps là. Oh! qu'un jeune étranger comme celui-là fait de honte à nos freluquets welches! Adieu, mon cher maitre, portez vous bien, et aimez moi toujours.