à Potsdam, ce 31 juillet 1767
J'ai cru avec le public que vous aviez changé de domicile.
Des lettres de Paris nous assuraient que vous alliez vous établir à Lyon, et j'attribuais votre long silence à votre déménagement; la cause que vous en alléguez est bien plus fâcheuse.
Le poème sur les Génevois m'était parvenu par Thieriot. Je n'en ai que deux chants; vous me feriez plaisir de m'envoyer l'ouvrage en entier. J'admirais, en le lisant, ce feu d'imagination que les frimas de la Suisse et le froid des ans n'ont pu éteindre; et comme cet ouvrage est écrit avec autant de gaieté que de chaleur, je vous croyais plus vivant que jamais. Enfin vous êtes échappé de ce nouveau danger, et vous allez sans doute nous régaler de quelque poème sur le Styx, sur Caron, sur Cerbère, etc. et sur tous ces objets que vous avez vus de si près. Vous nous devez la relation de ce voyage; vous vous trouverez à votre aise en le faisant, instruit par l'exemple de tant de voyageurs qui ne se sont pas gênés en nous racontant ce qu'ils n'ont jamais vu dans des pays réels. Votre champ vous fournit la mythologie, la théologie et la métaphysique. Quelle carrière pour l'imagination! Mais revenons à ce monde-ci.
On y vieillit prodigieusement, mon cher Voltaire; tout a bien changé depuis le temps passé que vous vous rappelez. Mon estomac, qui ne digère presque plus, m'a contraint de renoncer aux soupers. Je lis le soir, ou je fais conversation. Mes cheveux sont blanchis, mes dents s'en vont, mes jambes sont abîmées par la goutte. Je végète encore, je m'aperçois journellement que le temps fixe une différence sensible entre quarante et cinquante-six ans. Ajoutez à cela que depuis la paix j'ai été surchargé d'affaires, de sorte qu'il ne reste dans ma tête qu'un peu de bon sens, avec une passion renaissante pour les sciences et pour les beaux arts. Ce sont eux qui font ma consolation et ma joie.
Votre esprit est plus jeune que le mien; sans doute que vous avez bu de la fontaine de Jouvence, ou que vous avez trouvé quelque secret ignoré des grands hommes qui vous ont devancé.
Vous allez retravailler le Siècle de Louis XIV; mais n'est il pas dangereux d'écrire les faits qui tiennent à nos temps? C'est l'arche du seigneur, il ne faut pas y toucher. Ceci me donne lieu à vous proposer un doute que je vous prie de résoudre. On dit le siècle d'Auguste, le siècle de Louis XIV: jusqu'à quel temps doit s'étendre ce siècle? combien avant la naissance de celui qui lui donne son nom, et combien après sa mort? Votre réponse décidera un petit différend littéraire qui s'est élevé ici à cette occasion.
J'envie à Lentulus le plaisir qu'il a eu de vous voir. Comme vous me parlez de lui, je suppose qu'il aura été à Ferney. Il vous a vu faciem ad faciem, comme le grand Condé mourant espérait de voir dieu. Pour moi, je ne vois rien que mon jardin. Nous avons célébré des noces, et puis des fiançailles. J'établis ma famille. J'ai plus de neveux et de nièces que vous en avez. Nous menons tous une vie paisible et philosophique. On parle aussi peu des dissidents, et de ce qu'ils décideront, que des Génevois et des héros qui les entourent. Toutefois j'ai appris avec plaisir qu'on les laisse tranquilles. S'ils sont sages, ils auront hâte de s'accommoder, et de ne plus rechercher dorénavant l'arbitrage de voisins plus puissants qu'eux.
Vivez donc pour l'honneur des lettres; que votre corps puisse se rajeunir comme votre esprit, et, si je ne puis vous entendre, je puis vous lire, vous admirer et faire des vœux pour le patriarche de Ferney.
Federic