Berne le 10 avril 1768
Monsieur,
Je n'ai point ignoré les lettres que vous avez écrites ici contre moi, et que je ne méritois pas. J'avois réparé autant qu'il convenoit l'inconsidération que j'avois eüe à votre égard, il semble que vous vous en soyez prévalu. Vous vous plaignez fortement que j'ai dit dans une de mes dernières gazettes que vous vous êtes enfuy. Je n'ai désigné la personne, le lieu, ni les motifs de la disgrâce, ny la retraite du fugitif. Où est donc la singularité, exclusive à tout autre, pour vous l'appliquer avec tant de chaleur? Vous êtes un autheur célèbre mais la France seroit bien déchüe si vous étiez le seul, ou bien ingrate si de tous ceux qui ont blanchi avec distinction dans les travaux littéraires, vous fussiez encor le seul qui joüit des bienfaits du monarque et de l'estime publique. Vous sçavez mieux que moy combien elle s'honore du nombre des premiers, et a lieu de s'applaudir des récompenses qu'i attache journellement son roy bienfaisant.
Vous vous plaignez encor que cette nouvelle a soulevé tous vos créanciers et fait tarir le cours de vos changes. N'y auroit il point un peu d'exagération pour étayer votre plainte, indépendemment des éclaircissemens qu'un homme sensé prend toujours avant que de faire de la peine à une personne de considération. Ces mrs n'ignorent pas que vous êtes aussi riche terrien qu'opulent chirographaire sans la jouissance des pensions que vous avez mérité. Les malheurs d'un homme célèbre s'annoncent au public. Je l'avois fait, sur la foy d'un correspondant ordinairement fidèle avec les égards toujours dus au mérite, et vous Monsieur vous m'avez outragé, vilipendé, sans ménagements. Qui de vous ou de moi avons des reproches à nous faire? Je vous le laisse à penser.
J'ai l'honneur d'être avec toute la considération possible
Monsieur
Votre très humble et très obéissant serviteur
Delorme