1763-06-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à César Gabriel de Choiseul, duc de Praslin.

Monseigneur,

Tant que j'aurai un œil, je serai à votre service; et je vous épargnerai un Suisse.

Je ferai venir si vous le trouvéz bon, les livres de Hollande, d'Angleterre et d'Italie par les messagers jusqu'aux endroits où l'on poura les mettre à la poste sous votre envelope, ou je prendrai telles autres mesures que vous prescrirez, et alors il ne vous en coûtera rien du tout. Si je me sers des voitures publiques les livres seront trois ou quatre mois en chemin, la dépense poura être grande; et vous n'aurez que du réchauffé.

J'ignore si on veut des pièces de téâtre, des pièces fugitives, ou si on se borne à l'utile. Je supplie mr l'abbé Arnaud de m'en instruire. Ce travail m'amusera beaucoup, et le plaisir de vous servir me soutiendra.

Vous avez mis monseigneur le doigt sur l'article essentiel de ma requête, vous avez deviné qu'il s'agissait de mes dixmes. J'ay honte de vous parler d'une affaire particulière, mais vos bontez m'enhardissent.

Mon curé que j'ay comblé d'amitiez et de biens, dit qu'il est i. Maismonma il faisait un procez à mon devancier pour les dixmes inféodées. Il a continué sans m'en rien dire. Le procez était au conseil du roy en vertu du traitté d'Arau, mon devancier m'ayant tout vendu et n'étant point garand des dixmes, avait tout abandonné. Le curé a fait rendre au conseil un arrest par défaut qui le renvoye au parlement de Dijon. Mon curé redemande à mon devancier cent ans de jouissance. Il ne me demande rien à moy, car il m'aime trop mais il me ruinera cordialement à mon tour.

Dans mon désert, dans mon incertitude et toujours intimement ami de mon curé j'ay pris le party de vous présenter requête générale pour le maintien de ce beau traitté d'Arau. J'ay supposé que ma requête admise arrêterait tous les curez du monde, et empêcherait tous les procez. Mieux vaut sans doute les prèvenir que de les évoquer.

Je serais à l'abri de tout avec mon attribution. Mais si la chose soufre la moindre difficulté, j'attendrai qu'on m'assigne, pour implorer votre protection, et pour réclamer la foy des traittez.

Je vous demande très humblement pardon de vous avoir tant parlé de mon curé. Il ne s'en doute pas. Je vous remercie de l'extrême bonté avec la quelle vous avez daigné entrer dans mes misères.

Je vous supplie d'agréer la reconnaissance, l'attachement et le profond respect avec lequel je serai toutte ma vie

monseigneur

votre très humble, très obéissant et très obligé serviteur

Voltaire

Nb. Il n'est pas, monseigneur, que vous n'ayez quelque correspondance avec mr Jeannel. Je vous demande en grâce de me recommander à ce monsieur Jeannel, afin que vous soyez plus promptement servi.

Et indépendemment de la gazette littéraire je vous supplie de me recomander à mr Jeannel — que mr Jeannel ne me fasse pas de peine. C'est un homme bien instruit que mr Jeannel — mais je ne le crois pas mal faisant, et je vous demande en général votre protection envers luy, le tout avec ma discrétion requise.

Nb. Voicy la façon dont je m'y prendray si vous l'agréés pour que vous soyez servi promptement à Londres. Si ma lettre au sr Vaillant libraire de Londres vous parait convenable, il n'y a qu'à la faire partir sans l'honneur du contre seing. Reste à savoir s'il ne faut pas l'affranchir car c'est encor une anicroche. Et supposé que vous n'aprouviez pas cet expédient, ce n'est que du papier de gâté. J'établirai pour les autres pays mes correspondances comme je pourai. Vos rédacteurs feront de mes mémoires tout ce qu'ils voudront — je ne suis point jaloux. Je serai expéditif, mais de longtemps je n'aurai rien à envoier.

Voylà bien des paroles pour peu de chose mais c'est à quoy les ministres sont exposez.