1767-07-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Laurent Buirette de Belloy.

Il y a quelques années, Monsieur, que je ne lis aucun papier public; j'ignore dans ma retraitte ce qui se fait sur la terre.
Je sçais pourtant ce qui se passe à Moscou; mais ce n'est pas par le mercure. L'Impératrice de Russie daigna me mander l'année passée qu'elle avait converti Abraham Chaumeix, et qu'elle en avait fait un tolérant. Si depuis ce temps là cet Abraham a fait cette sottise, s'il a vendu sa femme à quelque Boyard comme le père des croiants vendit la sienne au Roi d'Egypte et au roitelet de Gérar, si aulieu d'obtenir des bœufs, des vaches, des moutons, des serviteurs et des servantes il est tombé dans la misère c'est probablement parce qu'il est ivrogne, et que le vin coûte fort cher en Scythie.

Il n'en est pas demême dans votre Paris où l'ami Fréron gagne de l'argent à bon marché, et s'enivre de même. Je fais mon compliment à ma chère patrie du privilège exclusif qu'on a donné à cet homme de vilipender son pays, cela manquait à nôtre siècle.

Ce que vous me mandez, Monsieur, de la générosité des comédiens de Paris ne m'étonne point. Ils sont si riches de leur propre fond, qu'ils peuvent se passer aisément des vers charmants de Racine. Mais ce n'est pas assez qu'ils tronquent des scènes entières de ce grand homme, il faudrait pour rendre la chose plus touchante qu'ils substituassent des vers de leur façon à ceux qu'ils retranchent. Le copiste de la comédie doit être le premier poëte du royaume, et c'est à lui qu'on doit s'en raporter.

Il me parait que les imprimeurs en savent autant que les comédiens de vôtre bonne ville. Ils ont plaisamment accommodé l'endroit dont vous me parlez; il y avait, Ennemis des loix et de la science, et ils ont mis, Ennemis des loix et de la sienne. Celà vaut le trompe [ ]sonnette, au lieu de sonnez trompette. Que celà ne vous rebute pas, Monsieur, vous savez mieux que personne combien les bons citoiens rendent justice au mérite, non lasciar la magnanima impresa.

Sans compliment et avec autant d'amitié que d'estime v. t. h. ob. serv.

V.