1772-05-08, de Basile Polianski à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur!

La ténacité tartare ne me permet pas de rester à Rome sans vous écrire.
En effet comment le compatriote d'Attila laisseroit sous silence cette femeuse ville dont jadis tout l'univers trembloit, & dans laquelle il voit encore les traces de ses ancêtres? D'ailleurs vous m'avez permis de vous donner temps en temps de mes nouvelles. Ainsi je commence par vous dire que je suis arrivé à Rome la semaine sainte, de sorte que j'ai eu tout le temps nécessaire pour voir la magnificence du pape déployée dans les cérémonies de l'Eglise, que les Italiens apellent funzioni.

Ces cérémonies durent ordinairement huit jours, mais les plus remarquables sont celles que l'on practique le jeudi saint & le dimanche de pâques. Au premier de ces jours-là, le père de la chrétienté excomune tous ceux qui ne croient pas come on croit à Rome, & en dernier donne la bénédiction solemnele aux ortodoxes, mais comme cette grâce se distribue de la loge St Pierre sur la place, moi, malgré que je suis grec schismatique je fus cepandant au nombre des heureux Catholiques Romains, excepté que je n'eus rien de ce morceau du papier des indulgences que l'on jette dès haût: la canaille qui se trouvoit en bas, par conséquent plus près du Saint Siège, l'enleva d'abord. Quelques jours àprès j'ai été plus heureux car, j'ai eu l'honneur d'être présenté au Pape. Il m'a reçu avec beaucoup de bonté & n'a pas même permis que je baisasse sa sainte mule; je ne sais si ç'a été par politesse ou, pour que je ne la profanasse pas; quoiqu'il en soit, voilà déjà une curiosité pour moi est satisfaite. Maintenant je cours la Ville & chaque pas j'y trouve des choses admirables. Les richesses des églises et les superbes palais des seigneurs surpassent l'imagination. Les maisons qui, ont donné plus de papes sont plus opulentes.

Pour ce qui regarde les environs de Rome ils ne répondent pas dutout à la majesté de la ville, aussi sont-ils bien différents de ceux de Paris et de Londres. Ces derniers annoncent du premier coup d'œil la proximité des capitales des Royaumes, au contraire ici, par quelle porte que l'on veuille sortir, on ne trouve que les rüines & la campagne inculte. J'ai été aussi à Frascati où, Tusculune. Cette ville, autre fois si célèbre par la demeure des grands homes, n'est aujourd'hui qu'un amas des maisons de plaisence la plus part inhabitées. Ce charment endroit, arrosé par une quantité prodigieuse des fontaines & des jets d'eau, représente une jolie maitresse fondüe en larmes de ce qu'elle est abandonée de ses amants. Voilà tout ce que j'ai vu jusqu'àprésent dans l'Empire des prêtres, mais comme je me propose d'y rester encore deux mois, j'espère de voir tout à mon aise.

Son Excellence Monsieur Schouvaloff, chez qui je demeure, m'a chargé de vous assurer de ses respects, il aura l'honneur de vous écrire lui même, par son néveu, le jeune prince Galizin qui doit partir bientot pour Geneve. Si vous avez quelque réponse sur la lettre que vous avez écrite à sa majesté impériale en ma faveur, je vous suplie, monsieur, de m'en communiquer le résultat.

Permettez moi de présenter mes très-humbles respects à madame Denis. J'ai l'honneur d'ètre avec un profond respect

Monsieur!

Votre-très-humble et très-obéissant Serviteur

B. Poliansky