1751-04-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, j'apprends que vous avez perdu mademoiselle Guichard.
Vous ne m'en dites rien, vous ne me confiez jamais ny vos plaisirs ny vos peines, comme si je ne les partageois pas, comme si trois cent lieues étoient quelque chose pour le cœur et pouvoient affaiblir les sentiments. Voylá donc cette pauvre petite fleur si souvent batue de la grêle, à la fin coupée pour jamais. Mon cher ange conservez bien madame Dargental, c'est une fleur d'une plus belle espèce, et plus forte, mais elle a été exposée bien des années à un mauvais vent. Mandez moy donc comment elle se porte. Aurez vous votre Porte Maillot cette année? Vous me direz que je devrois bien venir vous y voir. Sans doute je le devrois et je le voudrois, mais ma Porte Maillot est à Potsdam, et à Sans Soucy. J'ay touttes mes paperasses, il faut finir ce que l'on a commencé. J'ay regardé le caractère d'historiografe comme indélébile. Mon Siècle de Louis 14 avance. Je profite du peu de temps que ma mauvaise santé peut me laisser encore pour achever ce grand bâtiment dont j'ay tous les matériaux. Ne sui-je pas un bon Français? et n'est il pas bien honnête à moy de faire ma charge quand je ne l'ay plus? Potsdam est plus que jamais un mélange de Sparte et d'Athenes. On y fait tous les jours des revues et des vers. Les Algaroit et les Maupertuis y sont. On travaille, on soupe ensuitte guaiment avec un roy qui est un grand homme de bonne compagnie. Tout cela seroit charmant; mais la santé! Ah la santé et vous, mon cher ange, vous me manquez absolument. Quel chien de train que cette vie! Les uns soufrent, les autres meurent à la fleur de leur âge, et pour un Fontenelle cent Guichards. Allons toujours pourtant, on ne laisse pas d'avoir quelques roses à cueillir dans ce champ d'épines. Monsieur sort tous les jours, sans doute à quatre heures, monsieur va aux spectacles, et porte ensuitte à souper sa joye douce et son humeur égale, et moy tel j'étois, tel je suis, tenant mon ventre à deux mains, et ensuitte ma plume, soufrant, travaillant, soupant, espérant toujours un lendemain moins tourmenté de maux d'entrailles et trompé dans mon lendemain. Je vous le dis encor sans ces maux d'entrailles, sans votre absense, le pays où je suis seroit mon paradis. Etre dans le palais d'un roy parfaitement libre du matin au soir, avoir abjuré les dîners trop brillants, trop considérables, trop mal sains, souper quand les entrailles le trouvent bon avec ce roy philosofe, aller travailler à son Siècle dans une maison de campagne dont une belle rivière baigne les murs; tout cela seroit délicieux, mais vous me gâtez tout. On dit que je n'ay pas grand'chose à regretter à Paris en fait de littérature, de beaux arts, de spectacles et de goust. Quand vous ne me croirez pas de trop à Paris avertissez moy et j'y ferai un petit tour, mais après la clôture de mon siècle s'il vous plait. C'est un préliminaire indispensable.

Adieu, je vous écris en soufrant comme un diable, et en vous aimant de tout mon cœur. Adieu, mille tendres respects, et autant de regrets pour tout ce qui vous entour.

V.