à Potsdam ce 15 mars [1751]
Mon adorable ange, vous avez donc vu mon Prussien.
J'aurois assurément voulu être du voiage, et resouper avec madame Dargental, et avec vos amis, et vous embrasser cent fois, et vous dire cent choses, et vous montrer cent vers recousus à Rome sauvée, à Adélaide, à Zulime, et cent feuilles du siècle de Louis 14. Car je seray historiografe de France en dépit des jaloux; et je n'ay jamais eu tant d'envie de faire bien ma charge que depuis que je ne l'ay plus. Cet immense tableau d'un beau siècle me tourne la tête. Mr de Pondevele avouera que si Louis 14 n'est pas grand son siècle l'est. Je n'ay pu acompagner notre chambelan dans les fanges et dans les neiges où j'aurois été enterré. J'étois malade. Darnaud et compagnie, et les petits barbouilleurs auroient été trop aises. Darnaud animé du vrai désir de la gloire n'ayant pu encore se faire un nom assez illustre par ses immortels ouvrages s'en est fait un par son ingratitude envers moy, et par ses procédez. Il s'est noblement lié avec un Rozemberg, mauvais comédien soufert à Berlin, et avec les Frerons souferts à Paris, et que de belles nouvelles envoyées de canaille à canaille! et perçant chez les oisifs honnêtes gens du beau monde de Paris! A entendre ces beaux messieurs, j'avois perdu un grand procez, j'avois trompé un honnête banquier juif, et le roy qui sans doute prend contre moy le party de l'ancien testament, m'avoit disgracié et j'étois perdu, et Freron rioit, et Nivelle Lachaussée racontoit tout cela aussi froidement qu'il en est capable, et on imprimoit ma pucelle, et ensuitte on me faisoit mort. Je suis pourtant encor en vie, et le roy a eu tant de bontez pour moy pendant ma maladie que je serois le plus ingrat des hommes si je ne passois pas encor quelques mois auprès de luy. J'étois le seul animal de mon espèce qu'il logeât dans son palais à Berlin, et quand il partit pour Potsdam, et que je ne pus le suivre, il me laissa équipages, cuisiniers et cætera, et ses mulets et ses chevaux, conduisoient mes meubles de passade, à une maison délicieuse dont il m'a laissé La jouissance aux portes de Potsdam, et il me conservoit un apartement charmant dans son palais de Potsdam, où je couche une partie de la semaine, et j'admire toujours de près ce génie unique, et il daigne se communiquer à moy, et enfin si je n'étois pas à trois cent lieues de vous, si je ne vous aimois pas avec la plus vive tendresse, et si j'avois un peu de santé je serois le plus heureux des hommes. J'en demande pardon aux successeurs de des Fontaines, aux petits beaux esprits, aux cuistres qui disent, est il possible qu'il ait vingt mille francs de pension, tandis que nous n'en avons point? qu'il ait une clef d'or à sa poche tandis que nous n'y avons pas de mouchoir? et une grande croix bleue à son cou quand nous voudrions l'étrangler? Ils ne savent pas les vilains que ny ma croix, ny ma clef, ny ma pension ne me touchent, que j'abandonnerois tout cela sans le moindre regret si je n'étois pas uniquement attaché à la personne d'un grand homme qui fait mon bonheur. Ils ne savent pas que je vis heureux, et que je serai encor plus heureux quand je pourray vous embrasser et vous consacrer les derniers moments de ma vie. Mille tendres respects à toute votre maison et à vos amis.