16 may [1760]
Vos lettres sont charmantes madame; mais les sujets en sont bien tristes, vous semez des fleurs sur un fond noir.
Ce que vous me mandez de l'opprobre de ma patrie m'afflige sans me surprendre. Vous avez réparé cette honte en m'envoyant Rasselas qui m'a paru d'une philosophie aimable, et très bien écrit. Vous ne quitterez point Paris madame, on ne s'arrache point ainsi aux lieux où l'on doit plaire, et où l'on est toujours bercé de quelque espérance. Les villes de province sont insipides et tracassières, la campagne n'est bonne que quand on a le bonheur de la cultiver, et c'est un goust qu'on ne se donne pas, car on ne se donne rien.
Si vous étiez déterminée à la retraitte, vous pouriez en trouver une pour cent écus par an à une demi lieue de Geneve. Il y a un petit jardin, la maison est meublée et mal meublée. L'hiver y serait dur. Croiriez vous pourtant qu'un neveu de M. de Montmartel occupe àprésent ce taudis pour être à portée de de M. Tronchin dont il croit avoir besoin quoy qu'il ait fait à cheval le voyage de Paris à Genève?
Nous sommes cinq maitres aux Délices, ma nièce; mademoiselle de Bazincour fille de votre âge jouant la comédie, faisant de petits vers, travaillant en tapisserie, et s'étant consacrée à la retraitte; un neveu; un géomètre, qui fait des quadrans au soleil, et des vers; et enfin moy chétif. La maison est pleine, et vous me faittes bien souhaitter qu'elle fût plus grande. Je ferai l'impossible pour la mettre en état de vous recevoir si jamais vous donnez la préférence sur le Languedoc et la Bourgogne, à notre beau lac de Geneve, à la plus belle vüe de l'univers, à un pays libre et tranquille où la nature est riante et où la raison n'est point persécutée.
Soyez persuadée madame de la respectueuse estime du Suisse V.