Monsieur,
Depuis longtemps je suis réduit à dicter, je pers la vüe avec la santé, l'âge avance, tout cela n'est point plaisant.
Votre belle Epitre est pour moi une grande consolation; je vois toujours que tutto, lo mondo e fatto come la nostra famiglia. Par tout païs on trouve des esprits très malfaits, et par tout païs il faut se moquer d'eux. On serait vraiment bien à plaindre si on faisait dépendre son plaisir du jugement des hommes.
Tancrède vous a bien de L'obbligation, Monsieur. Phèdre vous en aura davantage. Je me mets aux pieds de Mr Paradisi. Si jamais j'ai un moment à moi, je lui adresserai une Longue Epitre; mais le peu de temps dont je peux disposer est consacré à dicter des nottes sur les pièces du grand Corneille qui sont restées au Théâtre. Cet ouvrage encouragé par L'académie française, poura être de quelque usage aux étrangers qui daignent apprendre nôtre Langue par les règles, et aux légers français qui l'apprennent par routine. Le produit de L'Edition sera pour l'héritière de Corneille que j'ai l'honneur d'avoir chez moi; et qui n'a que ce grand nom pour héritage. N'est-il pas vrai que vous prendriez chez vous la petite fille du Tasse s'il y en avait une? Elle mangerait de vos mortadelles, et boirait de vôtre vin noir. La petite fille de Corneille en boira à vôtre santé dans un petit château, très joli en vérité, et qui serait plus joli si je l'avais bâti dans la Romagne.
Vous avez bien raison, Monsieur, de vanter ma religion; car je construis une Eglise qui me ruine. Autrefois, qui bâtissait une Eglise était sûr d'être canonisé, et moi je risque d'être excommunié en me partageant entre l'autel et le Théâtre. C'est apparemment ce qui fait que je reçois quelquefois des Lettres du Diable; mais je ne sçais pourquoi le Diable écrit si mal et a si peu d'esprit. Il me semble que du temps du Danthe et du Tasse, on faisait de meilleurs vers en enfer.
J'espère que dans ce monde cy la Lettre dont vous m'avez honoré inspirera le bon goût, et fermera la bouche aux parolai. Soyez sûr que du fond de ma retraitte je vous applaudirai toujours; que je m'intéresserai à tous vos succès, à tous vos plaisirs. Je me regarde comme vôtre véritable ami, et je vous serai inviolablement attaché jusqu'au dernier moment de ma vie.
V.
au château de Ferney en Bourgogne par Genêve, 8e juillet 1761