ce 12 aoust 1726
J'ai receu bien tard mon cher Tiriot une lettre de vous du p. du mois de may dernier.
Vous m'avez vu bien malheureux à Paris. La même destinée m'a poursuivy partout. Si le caractère des héros de mon poème, est aussi bien soutenu que celuy de ma mauvaise fortune, mon poème assurément réussira mieux que moy. Vous me donnez par votre lettre des assurances si touchantes de votre amitié qu'il est juste que j'y réponde par de la confiance. Je vous avouerai donc mon cher Tiriot, que j'ai fait un petit voiage à Paris depuis peu. Puisque je ne vous y ay point vu vous jugerez aisément que je n'ay vu personne. Je ne cherchois qu'un seul homme que l'instinct de sa poltronerie a caché de moy, comme s'il avoit deviné que je fusse à sa piste. Enfin la crainte d’être découvert m'a fait sortir plus précipitament que je n’étois venu. Voylà qui est fait mon cher Tiriot, il y a grande aparence que je ne vous reverray plus de ma vie. Je suis encor très incertain si je me retireray à Londres. Je sai que c'est un pays où les arts sont tous honorez et récompensez, où il y a de la différence entre les conditions, mais point d'autre entre les hommes que celle du mérite. C'est un pays où on pense librement et noblement sans être retenu par aucune crainte servile. Si je suivois mon inclination ce seroit là que je me fixerois dans l'idée seulement d'aprendre à penser. Mais je ne sai si ma petite fortune, très dérangée par tant de voiages, ma mauvaise santé, plus altérée que jamais, et mon goust pour la plus profonde retraitte, me permettront d'aller me jeter au travers du tintamarre de Witheall et de Londres. Je suis très bien recommandé en ce pays là, et on m'y attend avec assez de bonté, mais je ne puis pas vous répondre que je fasse le voiage. Je n'ay plus que deux choses à faire dans ma vie, l'une de la hasarder avec honneur dès que je le pourai, et l'autre de la finir dans l'obscurité d'une retraitte qui convient à ma façon de penser, à mes malheurs, et à la connoissance que j'ai des hommes. J'abandonne de bon cœur mes pensions du roy et de la reine; le seul regret que j'ay est de n'avoir pu réussir à vous les faire partager. Ce seroit une consolation pour moy dans ma solitude de penser que j'aurois pu une fois en ma vie vous être de quelque utilité. Mais je suis destiné à être malheureux de touttes façons. Le plus grand plaisir qu'un honête homme puisse ressentir, celui de faire plaisir à ses amis, m'est refusé. Je ne sai pas comment madame de Berniere pense pour moy.
Je respecterai toute ma vie L'amitié qu'elle a eue pour moy et je conserveray celle que j'ai pour elle. Je luy souhaitte une meilleure santé, une fortune rangée, bien du plaisir, et des amis comme vous. Parlez luy quelquefois de moy. Si j'ai encor quelques amis qui prononcent mon nom devant vous, parlez de moy sobrement avec eux et entretenez le souvenir qu'ils veulent bien converser de moy; pour vous, écrivez moy quelquefois, sans examiner si je fais exactement réponse. Comptez sur mon cœur plus que sur mes lettres. Faites moy le plaisir de m’écrire par la voye de mr Dunoquet à Calais. Dans quelque lieu du monde que j'habite, il n'y aura pas pour moy d'autre adresse, et les lettres me seront infailliblement rendues. Adieu mon cher Tiriot, aimez moy malgré l'absence et la mauvaise fortune.