1724-09-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Ma santé ne me permet pas encor de vous aller trouver.
Je suis toujours à l'hôtel Berniere et j'y vis dans la solitude et dans la soufrance, mais l'un et l'autre est adoucie par un travail modéré qui m'amuse et qui me console. La maladie ne m'a pas rendu moins sensible à mes amis ny moins attentif à leurs intérêts. J'ai engagé mr le duc de Richelieu à vous prendre pour son secrétaire dans son ambassade. Il avoit envie d'avoir Mr Champot, frère de mr de Pouilli. Destouches même vouloit faire avec lui le voiage, mais j'ai enfin déterminé son choix pour vous. Je lui ai dit que ne pouvant le suivre si tôt à Vienne, je lui donnois la moitié de moy même et que l'autre suivroit bientôt. Si vous êtes sage mon cher Tiriot vous accepterez cette place qui dans l’état où nous sommes vous devient aussi nécessaire qu'elle est honorable. Vous n’êtes pas riche et c'est bien peu de chose qu'une fortune fondée sur trois ou quatre actions de la compagnie des Indes: je sai bien que ma fortune sera toujours la vôtre, mais je vous avertis que nos affaires de la chambre des comptes vont très mal et que je cours risque de n'avoir rien du tout de la succession de mon père. Dans ces circomstances il ne faut pas que vous négligiez la place que mon amitié vous a ménagée. Quand elle ne vous serviroit qu’à faire sans frais et avec des apointements le voiage du monde le plus agréable et à vous faire connoitre, à vous rendre capable d'affaire et à développer vos talens ne seriez vous pas trop heureux? Ce poste peut conduire très aisément un homme d'esprit qui est sage à des emplois et à des places assez avantageuses. Monsieur de Morville qui a de l'amitié pour moy peut faire quelque chose de vous. Le pis aller de tout cela seroit de rester après l'ambassade avec mr de Richelieu, ou de revenir dans votre taudis auprès du mien. D'ailleurs je compte vous aller trouver à Vienne l'automne prochain. Ainsi aulieu de vous perdre je ne fais en vous mettant dans cette place que m'aprocher davantage de vous. Faittes vos réflexions sur ce que je vous écris et soiez prêt à venir vous présenter à mr de Richelieu et à mr de Morville quandje vous le manderai. Si votre édition est commencée achevez la au plus vite. Si elle ne l'est pas, ne la commencez point. Il vaut mieux songer à votre fortune qu’à tout le reste. Adieu, songez je vous recomande vos intérêts, aiez les à cœur autant que moy et joignez l’étude de l'histoire d'Allemagne à celle de l'histoire universelle.

Dites à madame de Berniere les choses les plus tendres de ma part. Dès que j'aurai fini le petit lait où je me suis mis j'irai chez elle. Je fais plus de cas de son amitié que de celle de nos bégueules titrés de la cour aux quelles je renonce de bon cœur pour jamais par la foiblesse de mon es[tomac] et par la force de ma raison.