1724-10-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Quand je vous ai proposé la place de secrétaire dans l'ambassade de mr le duc de Richelieu, je vous ai proposé un emploi que je donnerois à mon fils, si j'en avois un, et que je prendrois pour moy si mes occupations et ma santé ne m'en empêchoient pas; j'aurois assurément regardé comme un grand avantage de pouvoir m'instruire des affaires sur le plus bau théâtre et dans la première cour de l'Europe.
Cette place même est d'autant plus agréable qu'il n'y a point de secrétaire d'ambassade en chef, que vous auriez eu une relation nécessaire et suivie avec le ministre, et que pour peu que vous eussiez été touché de l'ambition de vous instruire et de vous élever par votre mérite et par votre assiduité au travail le plus honorable et le plus digne d'un homme d'esprit, vous auriez été plus à portée qu'un autre de prétendre aux postes qui sont d'ordinaire la récompense de ces emplois. Mr Dubourg ci devant secrétaire du comte du Luc et à ses gages est maintenant chargé à Vienne des affaires de la cour de France, avec 8000lt d'apointemens. Si vous aviez voulu, j'ose vous répondre qu'une pareille fortune vous étoit assurée. Quant aux gages qui vous révoltent si fort, et pourtant si malàpropos, vous auriez pu n'en point prendre, et puis que vous pouvez vous passer de secours dans la la maison de mr de Bernieres, vous l'auriez pu encor plus aisément dans la maison de l'ambassadeur de France, et peutêtre n'auriez vous point rougi de recevoir de la main de celui qui représente le roi, des présens qui eussent mieux valu que des apointemens.

Vous avez refusé l'emploi le plus honnête et le plus utile qui se présentera jamais pour vous. Je suppose que vous n'avez fait ce refus qu'après y avoir mûrement réfléchi, et que vous êtes sûr de ne vous en point répentir le reste de votre vie. Si c'est madame de Berniere qui vous y a porté, elle vous a donné un très méchant conseil. Si vous avez craint effectivement comme vous le dittes de vous constituer domestique de grand seigneur cela n'est pas tolérable. Quelle fortune avez vous donc faitte depuis le temps où le comble de vos désirs étoit d’être ou secrétaire du duc de Richelieu qui n’étoit point ambassadeur, ou commis des Paris? En bonne foi y a t'il aucun de vos frères qui ne regardast comme une très grande fortune le poste que vous dédaignez?

Ce que je vous écris ici est pour vous faire voir l’énormité de votre tort et non pour vous faire changer de sentiment. Il faloit sentir l'avantage qu'on vous offroit, il falloit l'accepter avidement et vous y consacrer tout entier ou ne le point accepter du tout. Si vous le faisiez avec regret vous le feriez mal, et aulieu des agrémens infinis que vous y pouriez espérer vous n'y trouveriez que des dégoûts et point de fortune. N'y pensons donc plus et préférez la pauvreté et l'oisiveté à une fortune très honnête et à un poste envié de tant de gens de lettres, et que je ne céderois à personne qu’à vous, si je pouvois l'occuper. Un jour viendra bien surement que vous en aurez des regrets, car vos idées se rectifieront et vous penserez plus solidement que vous ne faites. Touttes les raisons que vous m'avez aportées vous paroitront un jour bien frivoles, et entreautres ce que vous me dites qu'il faudroit dépenser en habits et en parures, vos apointemens. Vous ignorez que dans toutes les cours un secrétaire est toujours modestement vêtu s'il est sage, et qu’à la cour de l'empereur il ne faut qu'un gros drap rouge avec des boutonières noires, que c'est ainsi que l'empereur est habillé et que d'ailleurs on fait plus avec cent pistoles à Vienne qu'avec quatre cent à Paris. En un mot je ne vous en parlerai plus. J'ai fait mon devoir, comme je le ferai toutte ma vie avec mes amis. Ne songeons plus mon pauvre Tiriot qu’à fournir ensemble tranquillement notre carrière philosophique.

Mandez moi comment va l’édition de l'abbé de Chaulieu que vous préférez au secrétariat de l'ambassade de Vienne et n’éloignez pas pourtant de votre esprit toutes les idées d'affaire étrangère au point de ne me pas faire de réponse sur le nom et la demeure du copiste qui a transcrit Mariamne et qui ne refusera peutêtre pas d’écrire pour mr le duc de Richelieu. Enfin si l'amitié que vous avez pour moy et que je mérite est une des raisons qui vous font préférer Paris à Vienne, revenez donc au plutôt retrouver votre ami. Engagez madame de Berniere à revenir à la st Martin, vous retrouverez un nouvau chant de Henri quatre que mr de Maisons trouve le plus bau de tous, une Mariamne toute changée et quelques autres ouvrages qui vous attendent. Ma santé ne me permet pas d'aller à la Riviere. Sans cela je serois assurément avec vous. Je vous gronderois bien sur l'ambassade de Vienne, mais plus je vous verrois, plus je serois charmé dans le fond de mon cœur de n’être point éloigné d'un ami comme vous.