1725-10-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Je mérite encor mieux vos critiques que Mariamne mon cher Tiriot; un homme qui reste à la cour au lieu de vivre avec vous est le plus condamnable des humains, ou plutôt le plus à plaindre.
J'ai eu la sottise d'abandonner mes talens et mes amis pour des fumées de cour, pour des espérances imaginaires. Je viens d’écrire sur cela une longue jérémiade à me de Berniere. Vous auriez bien dû ne pas attendre si tard à m'informer des nouvelles de sa santé. Réparez cela si vous m'aimez en m’écrivant souvent et surtout en l'empêchant de manger trop. La gourmandise a fait ses maux, et la sobriété les guérira. Je cherchai hier Gervasi tout le jour; je vais le courir encore sans être sûr de l'atrapper, pour le disposer à venir à la Riviere; je ne présume pas qu'il le puisse, et en vérité mon cher Tiriot si madame de Berniere veut garder un régime exact, je suis sûre qu'elle se portera à merveille. Mettez luy bien cela dans la tête, et qu'elle renonce à la gourmandise et à la médecine. J'ai déjà abandonné tout à fait la dernière et m'en trouve bien. Si je puis prendre sur moy de me passer de tourtes, et de sucreries, comme je me passe de Gervasi, d'Helvetius, et de Silva, je serai aussi gras et aussi cochon que vous incessamment. J'ai vu ici un moment le chevalier des Alleurs qui vint monter sa garde et qui s'enfuit bien vite après. Je ne me portois pas trop bien dans ce temps là; à peine eu-je le temps de luy demander des nouvelles de la Riviere; il m’échappa comme un éclair. Mandez moy s'il est encor avec vous autres, et s'il jouit de la béatitude tranquille où vous êtes depuis trois mois. J'ai été ici très bien reçu de la reine, elle a pleuré à Mariamne, elle a ri à l'indiscret, elle me parle souvent, elle m'apelle mon pauvre Voltaire. Un sot se contenteroit de tout cela. Mais malheureusement j'ai pensé assez solidement pour sentir que des louanges sont peu de choses, et que le rolle d'un poète à la cour, quelque agréable qu'il puisse être, traine toujours avec luy un peu de ridicule, et qu'il n'est pas permis d’être en ce pays cy sans aucun établissement. On me donne tous les jours des espérances, dont je ne me repais guère; vous ne sauriez croire mon cher Tiriot combien je suis las de ma vie de courtisan. Henri quatre est bien sottement sacrifié à la cour de Louis quinze. Je pleure les momens que je lui dérobe. Le pauvre enfant devroit déjà paroitre inquarto en bau papier, belle marge, bau caractère. Ce sera sûrement pour cet hiver, quelque chose qui arrive. Vous trouverez je croi cet ouvrage un peu autrement travaillé que Mariamne. L’épique est mon fait, ou je suis bien trompé, et il me semble qu'on marche bien plus à son aise dans une carrière où on a pour rivales, Chapelain, la Motte, et st Didier que dans celle où il faut tâcher d’égaler Racine et Corneille. Je croi que tous les poètes du monde se sont donnez rendezvous à Fontaineblau. St Didier a aporté son Clovis à la reine avec une épitre en vers du même stile. Roy vient se proposer pour des ballets. La reine est tous les jours assassinée d'odes pindariques, de sonnets, d’épitres, et d’épitalames. Je m'imagine qu'elle a pris les poètes pour les fous de la cour, et en ce cas elle a grande raison, car c'est une grande folie à un homme de lettres d’être icy. Ils ne donnent du plaisir, ny n'en reçoivent. Adieu. Savez vous que mr le duc de Nevers s'est battu avec mr le comte de Brancas dans la salle des gardes de la reine d'Espagne? Voilà la seule nouvelle que je sache. Tout ce qui se passe icy est si simple, si uni, si ennuyeux qu'il n'y a pas moyen d'en parler. Adieu, je vous embrasse et vous aime de tout mon cœur. Vale.