1724-10-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marguerite Madeleine Du Moutier, marquise de Bernières.

Je suis bien charmé de touttes les marques d'amitié que vous me donnez dans votre lettre, mais nullement des raisons que vous m'avez aportées pour empêcher notre ami de faire la fortune la plus honnête où puisse prétendre un homme de lettres et un homme d'esprit.
Je consentois à le perdre quelque tems pour lui assurer une fortune le reste de sa vie. Si je n'avois écouté que mon plaisir, je n'aurois songé qu’à retenir Tiriot avec nous. Mais l'amitié doit avoir des vues plus étendues, et je tiens que non seulement il faut vivre avec nos amis, mais qu'il faut autant qu'on le peut les mettre en état de vivre heureux même sans nous. Mais surtout il ne faut point les faire tomber dans des ridicules. C'est rendre un bien mauvais service à Tiriot que de le laisser imaginer un moment qu'il y ait du déshoneur à luy à être secrétaire de mr le duc de Richelieu dans son ambassade. Je serai longtemps fâché qu'il ait refusé la plus belle occasion de faire fortune qui se présentera jamais pour lui, mais je ne le serois pas moins si c’étoit par une vanité mal entendue et hors de toutte bienséance qu'il perdit des choses solides. Je me flatte que vos bontez pour lui le dédommageront de ce qu'il veut perdre. Mais qu'il songe bien sérieusement qu'il doit mener la véritable vie d'un homme de lettres, qu'il n'y a pour lui que ce parti, et qu'il seroit bien peu digne de l'estime et de l'amitié des honnêtes gens s'il manquoit sa fortune pour être un homme inutile. Je lui écris sur cela une longue lettre que je mets dans votre paquet. Du moins il n'aura pas à me reprocher de ne lui avoir pas dit la vérité.

Je voudrois de tout mon cœur être avec vous, vous n'en doutez pas. Il faut même que je sois dans un bien misérable état pour ne vous pas aller trouver. Je me suis mis entre les mains de Bosleduc qui à ce que j'espère, me guérira du mal que les eaux de Forge m'ont fait. J'en ay encor pour une quinzaine de jours. Si ma santé est bien rétablie dans ce temps là, j'irai vous trouver; mais si je suis condamné à rester à Paris aurez vous bien la cruauté de rester chez vous le mois de décembre, et de donner la préférence aux neges de Normandie sur votre ami Voltaire?