[c. 25 October 1724]
Je viens de recevoir votre lettre dans le temps que je me plaignois à Tiriot de votre silence.
Il faut que vous aimiez bien à faire des reproches pour me gronder d'avoir été rendre une visite à une pauvre mourante qui m'en avoit fait prier par ses parens. Vous êtes une mauvaise crétienne de ne pas vouloir que les gens se racomodent à l'agonie. Je vous assure qu'Etéocle auroit été voir Polinicesi on lui avoit fait l'opération du cancer. Cette démarche très chrétienne ne m'engagera point à revivre avec la Mimeure. Ce n'est qu'un petit devoir dont je me suis aquité en passant. Vous prenez encor bien mal votre temps pour vous plaindre de mes longues absences. Si vous saviez l'état où je suis, assurément ce seroit moi que vous plaindriez. Je ne suis à Paris que parceque je ne suis pas en état de me faire transporter chez vous à votre campagne. Je passe ma vie dans des souffrances continuelles et n'ai ici aucune commodité. Je n'espère pas même la fin de mes maux, et je n'envisage pour le reste de ma vie qu'un tissu de douleurs qui ne sera adouci que par ma patience à les suporter et par votre amitié qui en diminuera toujours l'amertume. Sans cette amitié que vous m'avez toujours témoignée je ne serois pas aprésent dans votre maison. J'aurois renoncé à vous comme à tout le monde, et j'aurois été enfermer les chagrins dont je suis acablé dans une retraitte qui est la seule chose qui convienne aux malheureux. Mais j'ai été retenu par mon tendre attachement pour vous. J'ai toujours éprouvé que c'est dans les temps où j'ai soufert le plus que vous m'avez marqué plus de bonté, et j'ai osé croire que vous ne vous lasseriez point de mes malheurs. Il n'y a personne qui ne soit fatigué à la longue du commerce d'un malade. Je suis bien honteux de n'avoir à vous offrir que des jours si tristes, et de n'aporter dans votre société que de la douleur et de l'abbatement. Mais je vous estime assez pour ne vous point fuir dans un pareil état, et je compte passer avec vous le reste de ma vie parceque je m'imagine que vous aurez la générosité de m'aimer avec un mauvais estomac et un esprit abatu par la maladie comme si j'avois encor le don de digérer et de penser. Je suis charmé que Tiriot nous donne la préférence sur l'ambassade; je sens que son amitié et son commerce me sont nécessaires, c'étoit avec bien de la douleur que je me séparois de lui, cependant je serois très afligé s'il avoit manqué sa fortune. Tout le monde le blâme ici de son refus. Pour moi je l'en aime davantage mais j'ai toujours quelques remords de ce qu'il a négligé à ce point ses intérêts.
Vous savez que monsieur de Morville est chevalier de la toison. Il y avoit longtemps que le roi d'Espagne lui avoit promis cette faveur. Je viens d'être témoin d'une fortune plus singulière quoi que dans un genre bien différent. La petite Livri qui avoit cinq billets à la loterie des Indes vient de gagner trois lots qui lui valent dixmille livres de rente, ce qui la rend plus heureuse que tous les chevaliers de la toison.
La petite le Couvreur réussit à Fontaineblau comme à Paris. Elle se souvient de nous dans sa gloire et me prie de vous assurer de ses respects. Adieu, je n'ai plus la force d'écrire.