1724-10-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Mon amitié moins prudente peutêtre que vous ne dites, mais plus tendre que vous ne pensez, m'engagea il y a plus de quinze jours à vous proposer à monsieur de Richelieu pour secrétaire dans son ambassade.
Je vous en écrivis sur le champ, et vous me répondites avec assez de sécheresse que vous n’étiez pas fait pour être domestique de grand seigneur. Sur cette réponse je ne songeai plus à vous faire une fortune si honteuse et je ne m'occupai plus que du plaisir de vous voir à Paris le peu de temps que j'y serai cette année. Je jettai en même temps les yeux d'un autre côté pour le choix d'un secrétaire dans l'ambassade de mr le duc de Richelieu. Plusieurs personnes se sont présentées. L'abbé des Fontaines, l'abbé Makarti, envioient ce poste, mais ny l'un ny l'autre ne convenoient, pour des raisons qu'ils ont senti eux mêmes. L'abbé des Fontaines me présenta mr Davou son ami pour cette place. Il me répondit de sa probité. Davou me parut avoir de l'esprit. Je lui promis la place de la part de mr de Richelieu qui m'avait laissé la carte blanche, et je dis à mr de Richelieu que vous aviez trop de défiance de vous même et trop peu de connoissances des affaires pour oser vous charger de cet emploi. Alors je vous écrivis une assez longue lettre dans laquelle je voulois me justifier auprès de vous de la proposition que vous aviez trouvée si ridicule et dans laquelle je vous faisois sentir les avantages que vous méprisiez. Aujourd'hui je suis bien étonné de recevoir de vous une lettre par laquelle vous acceptez ce que vous aviez refusé et me reprochez de m’être mal expliqué. Je vais donc tâcher de m'expliquer mieux et vous rendre un compte exact des fonctions de l'emploi que je voulois sottement vous donner, des espérances que vous y pouviez avoir et de mes démarches depuis votre dernière lettre.

Il n'y a point de secrétaire d'ambassade en chef. Monsieur l'ambassadeur n'a pour l'aider dans son ministère que l'abbé de st Remi qui est un bœuf et sur lequel il ne compte nullement, un nommé Guiri, qui n'est qu'un valet, et un nommé Bussi qui n'est qu'un petit garçon. Un homme d'esprit qui seroit le quatrième secrétaire aura sans doute toutte la confiance et tout le secret de l'ambassadeur.

Si l'homme qu'on demande veut des apointemens, il en aura. S'il n'en veut point, il aura mieux et il en sera plus considéré. S'il est habile, et sage, il se rendra aisément le maitre des affaires sous un ambassadeur jeune et amoureux de son plaisir, inapliqué, et qui se dégoûtera aisément d'un travail journalier. Pour peu que l'ambassadeur fasse un voiage à la cour de France ce secrétaire restera sûrement chargé des affaires. En un mot s'il plaît à l'ambassadeur, et s'il a du mérite sa fortune est assurée.

Son pisaller sera d'avoir fait un voiage dans lequel il se sera instruit, et dont il reviendra avec de l'argent et de la considération.

Voilà quel est le poste que je vous destinois ne pouvant pas vous croire assez insensé pour refuser ce qui fait l'objet de l'ambition de tant de personnes et ce que je prendrois pour moy de tout mon cœur.

La première de vos lettres qui m'aprenait cet étrange refus me donna une vraie douleur. La seconde dans laquelle vous me dites que vous êtes prest d'accepter, m'amis dans un embaras très grand, carj'avois déjà proposé mr Davou. Voici de quelle manière je me suis conduit. J'ai détaché de votre lettre deux pages qui sont écrittes avec baucoup d'esprit, j'ai pris la liberté d'y raier quelques lignes, et je les ai lues ce matin à mr le duc de Richelieu qui est venu chez moi. Il a été charmé de votre stile qui est net et simple, et encor plus de la défiance où vous êtes de vous même, d'autant plus estimable qu'elle est moins fondée. J'ai saisi ce moment pour lui faire sentir de quelle ressource et de quel agrément vous seriez pour lui à Vienne. Je lui ai inspiré un désir très vif de vous avoir auprès de lui. Il m'a promis de vous considérer comme vous le méritez et de faire votre fortune. Bien sûr qu'il fera pour moi tout ce qu'il fera pour vous. Il est aussi dans la résolution de prendre mr Davou. Je ne sai si ce sera un rival ou un ami que vous aurez. Mandez moi si vous le conoissez. Je voudrois bien que vous ne partageassiez avec personne la confiance que mr de Richelieu vous destine, mais je voudrois bien aussi ne point manquer à ma parole.

Voilà l’état où sont les choses. Si vous pensez à vos intérêts autant que moi, si vous êtes sage, si vous sentez la conséquence de la situation où vous êtes, en un mot si vous allez à Vienne il faut revenir au plutôt à Paris, et vous mettre au fait des traittez de paix. Monsieur le duc de Richelieu m'a chargé de vous dire qu'il n’étoit pas plus instruit des affaires que vous quand il fut nommé ambassadeur, et je vous répons qu'en un mois de temps vous en saurez plus que lui. Il est d'ailleurs très important que vous soiez ici quand mr l'ambassadeur aura ses instructions de peur que les communiquant à un autre il ne s'acoutume à porter ailleurs la confiance que je veux qu'il vous donne toutte entière. Tout dépend des commencemens. Il faut outre cela que vous mettiez ordre à vos affaires et si vos intérêts ne passoient pas toujours devant les miens, j'ajouterois que je veux passer quelque temps avec vous puisque je serai 8 mois entiers sans vous voir. Je vous conseille ou de vendre le manuscrit de l'abbé de Chaulieu ou d'abandonner ce projet. Vous savez que les petites afaires sont des victimes qu'il faut toujours sacrifier aux grandes vues.

Enfin c'est à vous à vous décider. J'ai fait pour vous ce que je ferois pour mon frère, pour mon fils, pour moi même. Vous m’êtes aussi cher que tout cela. Le chemin de la fortune vous est ouvert, votre pis aller sera de revenir partager mon apartement, ma fortune, et mon cœur.

Tout vous est bien clairement expliqué, c'est à vous à prendre votre parti. Voilà le dernier mot que je vous en dirai.

Mille complimens à madame de Berniere que j'aimerai tendrement toutte ma vie.