1724-10-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Vous m'avez causé un peu d'embaras par vos irrésolutions, vous m'avez fait donner deux ou trois paroles différentes à monsieur de Richelieu qui a cru que je l'ai voulu jouer.
Je vous pardonne tout cela de bon cœur puisque vous demeurez avec nous. Je faisois trop de violence à mes sentimens lors que je voulois m'arracher de vous pour faire votre fortune. Votre bonheur m'auroit coûté le mien, mais je m'y étois résolu malgré moy, parce que je penserai toute ma vie qu'il faut s'oublier soi même pour songer aux intérêts de ses amis. Si le même principe d'amitié qui me forçoit vous faire aller à Vienne, vous empêche d'y aller, et si avec cela vous êtes content de votre destinée, je suis assez heureux, et je n'ai plus rien à désirer que de la santé. On me fait espérer qu'après l'anniversaire de ma petite vérole je me porterai bien, mais en attendant je suis plus mal que je n'ai jamais été. Il m'est impossible de sortir de Paris dans l'état où je suis. Je passe ma vie dans mon petit apartement, j'y suis presque toujours seul, j'y adoucis mes maux par un travail modéré qui m'amuse sans me fatiguer et par la patience avec la quelle je souffre. Je fis l'effort ces jours passez d'aller à la comédie du passé, du présent et de l'avenir. C'est le Grand qui en est l'autheur. Cela ne vaut pas le diable mais cela réussira par ce qu'il y a des danses et de petits enfans. Jamais la comédie n'a été si à la mode. Le public se divertit autant de la petite trouppe qui est restée à Paris que le roi s'ennuie de la grande qui est à Fontaineblau. Dites un peu à madame de Berniere qu'elle devroit bien m'écrire. Je sai bien qu'on peut se lasser à la fin d'avoir un ami comme moi qu'il faut toujours consoler. On se dégoûte insensiblement des malheureux. Il me paroit que mr de Feriol n'aime plus tant le prince de Bournonville. Je ne serai point surpris quand à la longue l'amitié de madame de Berniere s'afoiblira pour moy, mais dittes lui que je lui suis plus attaché qu'un homme plus sain que moy le peut être et que je lui promets pour cet hiver de la santé et de la guaieté. Il n'y a nulles nouvelles ici, mais à la st Martin, je croi qu'on saura de mes nouvelles dans Paris.