1724-09-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Me voici enfin quitte de ma fièvre entièrement et de mon hôtel garni.
Je suis revenu dans l'hôtel Berniere où le plaisir d’être votre voisin me soulage un peu du bruit efroiable qu'on y entend. Je partirois bien vite pour la Riviere si ma santé étoit bien refermie, mais je ne suis pas encor dans un état à entreprendre des voiages par le coche. Peutêtre malgré mon goust pour la Riviere, faudra t'il que je reste à Paris. J'y mène une vie plus solitaire qu’à la campagne, et je vous assure que je n'y pers pas mon temps si pourtant c'est ne le pas perdre que de l'emploier sérieusement à faire des vers et d'autres ouvrages aussi frivoles. Je pourois bien vous trouver quelques pièces de mr de la Fare qui sont entre les mains de madame sa fille. Mais je ne sai comment le bruit court que ses ouvrages et ceux de mr l'abbé de Chaulieu sont sous la presse. Madame de la Fare l'a entendu dire et en est très fâchée. Vous jugez bien que si après cela elle alloit voir dans le receuil, quelques pièces qu'elle m'auroit confiées, je me brouillerois avec elle et je me donnerois un peu trop la réputation de libraire imprimeur. Si pourtant [. . .] . Je suis ruiné par les dépenses de mon apartement et pour surcroit on m'a volé une bonne partie de mes meubles. J'ai trouvé la moitié de nos livres égarez. On m'a pris du linge, des habits, des porcelaines et on pouroit bien avoir aussi un peu volé madame de Berniere. Voilà ce que c'est que d'avoir un suisse imbécile et intéressé qui tient un cabaret, aulieu d'avoir un portier affectioné. Mandez moi je vous en prie si vous n'avez prêté à personne un tome de la réponse de Jurieu à Maimbourg sur le calvinisme. C'est un de nos livres perdus que je regrette davantage attendu le bien qu'on y dit de la cour de Rome. La solitude où je vis fait que je ne vous manderai pas grandes nouvelles. J'entends dire seulement par ma fenêtre que le roy d'Espagne est mort de la petite vérole. Cela ne changera rien aux afaires de l'Europe, mais baucoup aux siennes. Je vous embrasse de tout mon cœur mon cher Tiriot. Devenez bien savant dans l'histoire. Vous me donnerez de l’émulation et je vous suivrai dans cette carrière, il me semble que nous en serons tous deux plus heureux quand nous cultiverons les mêmes goûts. J'ai recu hier une lettre de madame de Berniere. Je lui écrirai incessament. Dites lui que je lui suis plus attaché que jamais et que je donnerai toujours la préférence à son amitié sur touttes les choses dont elle me croît séduit.

Adieu, je vous aime de tout mon cœur.