[3 July 1725]
Me voici donc prisonier dans le camp ennemi faute d'avoir de quoi payer ma rançon pour aller à la Riviere que j'avois apellée ma patrie.
En vérité je ne m'attendois pas que jamais votre amitié pût soufrir que l'on mit de pareilles conditions dans le commerce de l'amitié. J'arrive de Maisons où j'ai eü enfin la hardiesse de retourner. Je comptois de là aller à la Riviere et passer le mois de juillet avec vous. Je me faisois un plaisir d'aller jouir auprès de vous de la santé qui m'est enfin rendue. Vous ne m'avez vu que malade et languissant, j’étois honteux de ne vous avoir donné jusqu’à présent que des jours si tristes, et je me hâtois de vous aller offrir les prémices de ma santé. J'ai retrouvé ma guaité, et je vous l'aportois, vous l'auriez augmentée encore. Je me figurois que j'allois passer des journées délicieuses. Monsieur de Berniere même pouroit bien ne pas venir à la Riviere sitost. En vérité je suis plus fait pour vivre avec vous que luy, et surtout à la campagne, mais la fortune arrange les choses tout de travers. Je ne veux pourtant pas que notre amitié dépende d'elle. Pour moy il me semble que je vous aimerai de tout mon cœur malgré touttes les guenilles qui nous séparent, et malgré vous même. J'aprens en arrivant à Paris que d'Entragues vient de s'enfuir en Hollande, c'est une affaire bien singulière et qui fait bien du bruit. On parle de madame de Prie, de traittans, de quatorze cent mille francs, de signatures, mais on prétend qu'on va le faire revenir pour tenir le biribi. Monconseil est en prison pour s’être fait mal àpropos le chevalier errant de la fille à Stanislas. La reine d'Espagne, et la Baujolois arrivèrent avant hier. La reine d'Espagne vit à Vincennes à l'espagnolle, et la Baujolois vivra au palais roial, à la françoise, et peutêtre à la d'Orleans; les dames du palais partiront le dixhuit. Voilà les nouvelles publiques, les particulières sont que madame d'Egmont partage avec me de Prie les faveurs du premier ministre sans partager le ministère. On dit aussi que vous n'avez plus d'amitié pour moy, mais je n'en croi rien. Je me soucie très peu du reste. Je vous aime de tout mon cœur et vous prie instamment de m’écrire souvent. Mandez moy si vous vous protez bien, si la boule de fer vous fait digérer, si vous devenez bien savante. Pour moy j'ai presque fini mon poème, j'ai achevé la comédie de l'indiscret, je n'ai plus d'autre afaire que celle de mon plaisir, et par conséquent je serois à la Riviere si vous étiez encor pour moy ce que vous avez été.