ce 24 juillet [1734]
Je reviens à mon gite après avoir erré pendant un mois.
Cette vie vagabonde m'a empêché mon cher amy de recevoir plutôt les lettres qui m'étoient adressées depuis longtemps. J'en reçois trente à la fois, mais les vôtres me sont toujours les plus prétieuses. J'y vois toujours le cœur le plus tendre avec l'esprit le plus juste et le plus fin. Vous ne pourez blâmer le petit voiage que j'ay fait à l'armée. Pouriez vous condanner ce que le cœur fait faire? Tout mon chagrin est de n'en avoir pas fait autant pour vous. Vous savez que depuis longtemps tous mes désirs et toutes mes espérances sont de passer avec vous quelques jours dans les douceurs de l'amitié et dans une jouissance entière des belles lettres que nous aimons tout deux également, de vous montrer mes ouvrages nouvaux, de les corriger sous vos yeux, de rassembler toutes ces petites pièces fugitives dont j'ay de quoy vous faire un petit receuil, enfin de vous parler et de vous entendre. Je ne haïrois pas de passer quelques semaines à Canteleu, si on pouvoit n'y voir que vos amis, et n'y être point décelé par les domestiques. J'irois même chez le marquis malgré les conditions dures qu'il m'impose. Quel barbare que m. le marquis! Il ne veut point laisser aux gens liberté de conscience.
Je ne conois point le petit libelle que quelque honnête dévot et quelque bon citoyen aura pieusement fait contre moy. Mais je crains plus les lettres de cachet que tous les ouvrages qu'on peut faire contre les lettres philosophiques.
Parmy les lettres qui m'ont été renvoyées de Strasbourg j'en vois une de m. de Formont dans la quelle il me mande que votre parlement s'est signalé aussi. Mais il ne me mande point qu'on ait rendu un arrest contre ceux qui ont vu et corrigé l'édition. Je plains bien ces pauvres gens qui ont part à la brûlure. Si ce zèle continue, cela va faire le tour du royaume et on sera brûlé douze fois. Cela est assez honorable entre nous, mais il faut avoir de la modestie.
Pour.J. je le crois en cendre. Je n'entends point parler de luy. A l'ègard de la copie de la lettre que je vous envoyay il ya un mois c'étoit uniquement pour vous amuser, vous et deux ou trois honnêtes gens. Avez pu penser un moment que ces mistères soient faits pour les profanes? O di profanum vulgus et arceo. Mille tendres compliments à tous nos amis. Adieu, je vous embrasse mille fois. Adieu, mon cher amy.
V.