1763-10-07, de François Joachim de Pierres, cardinal de Bernis à Voltaire [François Marie Arouet].

Vous m'accablez d'autorités, mon cher confrère, pour me prouver qu'un cardinal ne doit pas rougir de montrer de l'esprit et des grâces; mais malgré les exemples des rois, et même du gendre du grand seigneur, je ne me laisserai point aller à la tentation.
Je crois que l'étiquette du sacré collège est fort contraire à la poésie française; car il me semble que le cardinal Duperron, et celui de Richelieu ont fait de fort mauvais vers. Vous savez peut-être que le cardinal de Polignac n'y a pas mieux réussi, et qu'il n'était poète que dans la langue de Virgile. Il serait plaisant qu'il fût défendu aux princes de l'église de montrer du talent dans une autre langue que celle des Romains. En général, l'église tient un rang médiocre sur le Parnasse français; quels vers que ceux de Fénelon! Ainsi je prends le parti de madame de Montague; je vivrai quatre-vingt-douze ans; et après ma mort, mes neveux seront les maîtres de faire part au public des petits talents de ma jeunesse. En attendant, je verrai avec une tranquillité sans égale les libraires estropier mes ouvrages: il faut que l'envie ronge toujours quelque chose; j'aime mieux qu'elle ronge mes vers que mes os. Je ne m'ennuie point d'être moine de St Médard, ni d'habiter le château que Berthe, au grand pied, donna à cette abbaye. Si je vous voyais seulement deux heures, vous conviendriez que j'ai raison de me plaire où je suis: cependant, à la fin du mois, j'irai passer l'hiver au Plessis, près de Senlis, pour éviter les brouillards de l'Aisne, et me promener à pied sec dans la forêt d'Hallate, où notre bon roi Jean avait un château et un chenil, qui sont devenus un prieuré de dix mille livres de rente à ma nomination; voyez comme les choses changent! Je ne parlerai point de vos triumvirs; souvenez-vous que vous avez écrit Brutus, et que ce serait votre faute si votre pinceau s'affaiblissait, car vous avez beau parler de vos soixante-dix ans, il est certain que votre esprit n'a point vieilli. J'ai sur ma table un gros volume que je ne lirai point. S'il vous parvient, je ne doute pas qu'il ne vous inspire quelque bonne plaisanterie, dont je rirai dans mon coin, et qui entretiendra la bonne santé dont je jouis. Ne perdez pas l'habitude de m'écrire de temps en temps, je conserverai toute ma vie celle de vous aimer.