1762-10-17, de François Joachim de Pierres, cardinal de Bernis à Voltaire [François Marie Arouet].

J'ay eu tort, mon cher confrère, de ne pas vous dire que le dernier mémoire des Calas m'a fait mal à force de me faire impression.
Je vous loüe beaucoup d'avoir tendu la main à une famille malheureuse. L'oppression de l'innocence est le plus grand des crimes; il devroit donc être le plus rare. Je savois que vous aviés chés vous l'assemblée des pairs; ce n'étoit pas pour juger les religieuses hospitalières, ou telle autre cause de cette importance, mais pour savoir si la famille de Darius ou d'Alexandre et leurs successeurs parlent et agissent comme ils doivent; Je vous avoüe que J'aurois esté fort aise d'assister à ce jugement et d'applaudir de ma loge grillée à une tragœdie pour laquelle Je me sens des entrailles de nourice. Vous faites bien de la corriger et de vous corriger sans fin et sans cesse. La modestie est l'attribut distinctif des grands génies, comme la vanité est l'enseigne des petits esprits. Vous estes le premier homme de l'Europe par les talents, et le seul aujourdui parmi les françois, qui ayés la représentation d'un grand seigneur. Je loüe fort cet employ de votre temps et de vôtre argent. Je ne vous deffends que cet excès de travail au quel j'ay vu que vous vous abbandonniés autrefois; l'esprit est le même, mais le corps n'a plus les mêmes ressources. Il ne manque à vôtre réputation que celle de la santé; Je veux absolument que vous viviés autant que Fontenelle, puisque vos ouvrages vivront plus longtemps que les siens. Pour moy qui n'ay de droit à une longue vie que la couleur de mon chappeau, Je vous promets que je n'oublierai rien pour devenir le doyen du sacré collège, et si ma santé se dérangeoit à un certain point, j'irois chercher chés vous le remède. Je doute que l'art de guérir soit aussi sûr que l'art de plaire. Adieu, mon cher confrère, aimés moy toujours un peu.

J'ay fait passer votre paquet à notre secrétaire perpétuel.