1771-06-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

La Lettre de mon héros m’a donné un tremblement de nerfs qui m’aurait rendu paralitique, si je n’avais pas le moment d’après reçu une Lettre de M: le chancelier qui a remis mes nerfs à leur ton, et rétabli l’équilibre des liqueurs.
Il est très content, il a seulement changé deux mots et fait réimprimer la chose. On en a fait quatre éditions dans les provinces. C’est la voix de Jean prêchant dans le désert et que les échos répètent.

Mon héros sait que quand César releva les statues de Pompée, on lui dit, Tu assures les tiennes. Ainsi mon héros dans son cœur trouvera très bon qu’on montre de la reconnaissance pour un homme qu’on appelle en France disgracié, et qu’on relêve ses statues, pourvu qu’elles n’écrasent personne.

J’avoue que je suis une espèce de Donquichote qui se fait des passions pour s’éxercer. J’ai pris parti pour Catherine seconde, l’étoile du nord, contre Moustapha le cochon du croissant. J’ai pris parti contre nos seigneurs sans aucun motif que mon équité et ma juste haine envers les assassins du chevalier de La Barre et du jeune Talonde mon ami, sans imaginer seulement qu’il y eût un homme qui dût m’en savoir gré.

J’ai dans toutes mes passions détesté le vice de l’ingratitude, et si j’avais obligation au diable je dirais du bien de ses cornes.

Comme je n’ai pas longtems à ramper sur ce globe je me suis mis à être plus naïf que jamais. Je n’ai écouté que mon cœur; et si on trouvait mauvais que je suivisse ses leçons, j’irais mourir à Astracan, plutôt que de me gêner dans mes derniers jours chez les Welches.

J’aime passionnément à dire des vérités que d’autres n’osent pas dire, et à remplir des devoirs que d’autres n’osent pas remplir. Mon âme s’est fortifiée à mesure que mon pauvre corps s’est affaibli.

Heureusement mon caractère a plu à l’homme auquel il aurait pu déplaire. Je me flatte qu’il ne vous rebute pas, et c’est ce que j’ai ambitioné le plus.

Je sens vivement vos bontés. Je ne désespère pas de faire un jour si je vis, un petit tour très incognito à Paris ou à Bordeaux pour vous faire ma cour, vous jurer que je meure en vous aimant, et m’enfuir au plus vite. Mais je crois qu’il faut attendre que j’aie quatre vingt ans sonnés. Je n’en ai que soixante et dix huit, je suis encor trop jeune.

J’ai d’ailleurs fondé une colonie que l’homme à qui je dois tout fesait fleurir, et qui me ruine à présent en éxigeant ma présence.

Ce que vous daignez me dire sur ma santé et Tronchin me fait cent fois plus de plaisir que vôtre Vesperie ne m’allarme; aussi vous suis-je plus attaché que jamais avec le plus tendre et le plus profond respect, et le plus éloigné de L’ingratitude.