21e Mars 1774
Ma strangurie est revenue me voir, mon cher ange, je souffre comme un damné que je suis; mais je commande à mes souffrances de me laisser dicter que j’ai reçu vôtre Lettre du 11e Mars, que je vous en remercie tendrement; que je trouve vos conseils aussi sages que vôtre conduite, et que je les avais prévenus, quoique ma conduite n’ait jamais été aussi sage que la vôtre.
Vous savez qu’en fait d’histoire je me suis toujours défié de la foule de ces empoisonnements dont les chroniqueurs aiment à grossir leurs ouvrages. Passe pour Britannicus, je veux bien croire que Néron lui donna une grosse indigestion à souper. Je n’aime pourtant pas trop qu’on fonde une tragédie sur un plat de champignons; et sans les belles scènes de Burrhus et même de Narcisse, je serais de l’avis du parterre qui réprouva cette pièce aux premières représentations. Mais je ne croirai jamais qu’un fou ait empoisonné deux de ses femmes l’une après l’autre. Je crois plus volontiers aux sottises, aux absurdités, aux cabales, aux inconséquences, aux misères dont vôtre ville de Paris abonde.
Je n’ai jamais lu Eugénie; on m’a dit que c’est une comédie larmoiante. Je n’ai pas un grand empressement pour ces sortes d’ouvrages; mais je lirai Eugénie pour voir comment un homme aussi pétulant que Beaumarchais a pu faire pleurer le monde. On m’a dit qu’on rit encor dans Paris de l’avanture de Crispin rival.
Je vous avoue que j’ai une répugnance extrême à remercier un Duc Espagnol d’une chose que je dois ignorer. Ma pauvre statue m’a attiré tant d’ennemis, que je suis affligé toutes les fois qu’on m’en parle. Je m’étais bien douté que cette statue serait barbouillée par tous les gredins de la littérature; je l’avais mandé à Pigale, et même en vers assez plats. Toutes les fois qu’on veut trop élever un contemporain, il est sûr de trouver beaucoup de gens qui le rabaissent; c’est l’usage de tous les temps. Je fais plus de cas de vôtre amitié que de toutes les statues du monde, et elle me console de toutes les injures qu’on me dit.
Consolez moi aussi de l’impertinence de ce Taureau blanc qui court les rues de Paris. Je crains bien qu’il ne me donne de furieux coups de cornes; et à mon âge de quatrevingt ans, il ne me sied pas de me battre contre les Taureaux comme un Espagnol. La nature et la fortune me font assez de mal sur la fin de ma vie. Cette fin sera, comme le commencement tout entière à vous. Je me mets aux pieds de Madame D’Argental.