20e May 1771
Si mon héros ne peut deviner comment cette pétaudière se terminera il n’y a pas d’aparence qu’un vieil aveugle entrevoie ce que le vice-roi d’Aquitaine ne voit point.
Je juge seulement à vue de païs que nôtre nation a été toujours légère, quelquefois très cruelle, qu’elle n’a jamais sçu se gouverner par elle même, et qu’elle n’est pas trop digne d’être libre. J’ajouterai encor que j’aimerais mieux, malgré mon goût extrême pour la liberté, vivre sous la patte d’un Lyon que d’être continuellement exposé aux dent d’un millier de rats mes confrères.
On m’envoie une seconde édition beaucoup plus ample, de la brochure des peuples aux parlements. Monseigneur voudra bien que je lui en fasse part. Elle produit quelque effet dans la province; ce n’est pas une raison pour qu’elle réussisse à Paris. Cependant tous les faits en sont vrais.
Je sais très bon gré à l’auteur d’avoir donné hardiment tant d’éloges à M: le Duc de Choiseul. Il a les plus grandes obligations à ce ministre. M: le Duc de Choiseul a favorisé sa colonie; a fait donner des privilèges étonnants à sa petite terre; il lui a accordé sur le champ toutes les grâces que ce solitaire lui a demandées pour les autres, places, argent, privilèges, rien ne lui a coûté; et la dernière grâce qu’il a signée a été une patente de Brigadier pour un des neveux du solitaire. Il serait donc le plus ingrat et le plus indigne de tous les hommes s’il n’avait pas une reconnaissance proportionée à tant de bienfaits. Malheur à celui qui le condamnerait d’avoir rempli son devoir! Ce ne sera pas certainement mon héros qui conseillera l’ingratitude. Un brave chevalier peut être d’un parti différent d’un autre brave chevalier, mais tout deux doivent se rendre Justice. Je me trouve comme Atticus entre César et Pompée. Le solitaire n’a écouté que son cœur. Il est intimement persuadé que l’ancien parlement de Paris avait autant de tort que du tems de la fronde. Il ne peut d’ailleurs aimer ni les meurtriers des Calas, ni ceux du pauvre Lally, ni ceux du chevalier de La Barre. Les jurisconsultes de l’Europe, et surtout le célèbre marquis Beccaria, n’ont jamais qualifié ces jugements que d’assassinats.
Le solitaire a dans le nouveau parlement un neveu, Doien des Conseillers clercs, qui pense entièrement comme lui.
Le solitaire se flatte que M: le Chancelier qui jusqu’à présent a très aprouvé ses sentiments et sa conduite, trouvera très bon qu’en rendant gloire à la vérité il rende aussi ce qu’il doit à M: le Duc de Choiseul.
Le solitaire regarde les nouveaux établissements faits par M: le chancelier, comme le plus grand service qu’on pouvait rendre à la France. Il n’a été que trop témoin des malheurs attachés au trop d’étendue qu’avait le ressort du parlement de Paris. Il trouve que les princes et les pairs auront bien plus d’influence sur le nouveau parlement qui sera moins nombreux. Il croit que tous les seigneurs haut-justiciers doivent rendre grâce à M: le Chancelier des droits qu’il leur donne. Il pense que ce chef de la justice est prèsque le seul qui ait eu une éloquence absolument opposée au pédantisme, et il est rempli d’estime pour lui, sans rien savoir, et sans vouloir rien savoir des intérêts particuliers qui ont pu diviser la cour.
Le solitaire suplie même Monseigneur le Maréchal de Richelieu, de vouloir bien dans l’occasion, faire valoir auprès de M: le chancelier, la naïveté et le désintéressement qu’on expose dans cette Lettre, et dont on ne peut pas douter. M: le chancelier a eu la bonté de lui écrire.
Il arrive quelquefois dans de pareilles occasions qu’on déplait aux deux partis; mais à la longue la franchise et la pureté des sentiments réussissent toujours!
J’ose penser aussi qu’à la longue le nouveau sistême réussira, parce que c’est le bien de la France.
Ce qui allarme le plus les provinces c’est la crainte des nouveaux impôts, c’est la douleur de voir qu’après neuf and de paix les finances du roiaume soient dans un état si déplorable, tandis qu’une trentaine de financiers qui ont fait des fortunes immenses, insultent par leur faste à la misère publique.
J’ai dit à mon héros tout ce que j’avais sur le cœur. J’ajoute très sérieusement que mon plus grand chagrin est de mourir sans avoir la consolation de lui faire encor une fois ma cour, mais les circonstances présentes ne le permettent pas, et mon triste état me prive absolument de ce que j’ambitionais d’avantage.
Je suis très aise que vous aiez rendu vos bonnes grâces à un homme qui était en éffet très affligé de les avoir perdues, et qui sentait toutes les obligations qu’il vous avait. J’ai été quelquefois fâché contre lui d’avoir mis dans mes pièces des vers que je ne voudrais pas avoir faits; mais dans l’amitié il faut se pardonner ces petits griefs. Ce serait un grand malheurs de se brouiller avec ses amis pour des vers ou pour de la prose.
Voilà trop de prose, je vous en demande bien pardon. Agréez mon très tendre respect, et tous les sentiments qui m’attachent inviolablement à vous tant que je respirerai.