1733-08-07, de Michel Linant à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

J'ay été quelque tems sans vous écrire, mon très aimable amy, c'est assez ma coutume, mais ce ne l'est guères d'avoir de bonnes raisons pour cela.
J'en ay d'excellentes que je vay dire à un amy come vous bien moins après tout pour me justifier que pour Lui faire part de mes occupations. Notre illustre m'a prié de faire une Lettre apologétique sur le temple du goust. Il a voulu que je me misse entre Le public et Lui, que je balançasse Les torts des deux parties, qui en ont réciproquement et beaucoup. Enfin que je devinsse l'arbitre dans une querelle où il seroit même difficile q'un habile homme n'aigrît rien en voulant faire Le modérateur et où il est impertinent q'un novice comme moy se mêle de parler. Assurément cela ne peut pas manquer de l'estre un peu. N'importe, il faut bien faire quelque chose pour ses amis et en vérité j'aime encor mieux manquer de respect pour le public que d'amitié pour mon cher V . . . . Il s'est imaginé que par un petit écrit de cinq ou six pages je le servirois beaucoup; dieu Le veuille mais je ne Le crois pas. Encor une fois mon très cher ami cela ne peut que me faire devenir ridicule et c'est à quoy j'ay travaillé depuis quelques jours. Ma lettre est faites, elle sera adressée à l'auteur du pour et contre qui aura La bonté de la faire imprimer dans sa feuille hebdomadaire. Ma partie a vû Le factum que j'ay fait pour elle, il est à charge et à décharge. Elle en a été plus contente que je ne L'aurois jamais espéré mais parcequ'il étoit mieux qu'elle ne l'espéroit aussy. Notre ami a fait une épitre charmante et très longue sur La calomnie. La dame à qui il l'adresse luy a fait promettre de ne la montrer à qui que ce soit mais vous n'estes pas de ces gens là et comme j'en sçay quelque chose, je vous diray en confidence qu'elle commence ainsy (ne lui dites pas que je l'ay trahy).

Ecoutez moy ma charmante Emilie,
Vous estes belle, ainsy donc La moitié
Du genre humain sera votre ennemie
Vous possédez un sublime génie,
On vous craindra. Votre tendre amitié
Est confiante et vous serés trahie.
Votre vertu, dans sa dé narche unie,
Simple et sans fard, n'a point sacrifié
A nos dévots, craignés La calomnie.
Attendés vous s'il vous plaits dans la vie
Aux traits malins que tout fat à la cour
Par passetems soufre et rend tour à tour.
La calomnie est l'âme de ce monde,
Elle y préside et sa vertu féconde
Du plus stupide échauffe Les propos,
Rebut du sage elle est L'esprit des sots
En ricanant, cette maigre furie
Va de sa langue épandre les venins
Sur touts états. Mais [trois] sortes d'humains,
Plus que Le reste alimens de l'envie
Sont exposés à sa dent de harpie:
Les beaux esprits, Les belles et les grands
Sont de ses traits Les objets différents.
Quiconque en France avec éclat attire
L'œil du public est sûr de la satire:
[Un] bon couplet chez ce peuple falot
[De] tout mérite est L'infaillible lot.

Icy ma mémoire et le papier commencent à me manquer. J'escamoteray Le reste que je ne vous envoyray qu'à condition que nous ferons un échange de vers et que pour une épitre j'auray une allégorie. On a joüé Pelopée, elle a réussy et je serois honteux de l'avoir faite. Illya plus de mots que de pensées, plus d'événements que de passions et Le tout cepandant vaut mieux que Gustave. Pelopée est sagement conduite mais par malheur écrite de même. Je trouve mr Breant fort plaisant de se faire un droit de sa paresse et de ne vouloir pas qu'on en ait autant que lui. Je l'aime assurément plus qu'il ne m'aime. Je vous embrasse de tout mon cœur, Le plus aimable home du monde et le plus aimé par mr de V. et par . . .  je n'ose me nommer après lui.

Je vay commencer ma tragédie et apprendre à écrire et à vous écrire plus souvent.