à Strasbourg, 22 septbre [1753]
Madame,
Je me regarderais comme coupable envers votre altesse royale, et je trahirais mes plus chers sentiments si je ne luy écrivais pas dans cette occasion.
Madame la Duchesse de Gotha vient de me remplir de surprise et de reconnaissance en me mandant qu'elle a chargé Monsieur de Gotter de parler au Roy votre frère, et d'implorer en ma faveur votre protection auprès de sa majesté. Votre A. R. n'ignore pas que je n'en ai jamais voulu d'autre que la vôtre. Sans la fatale circomstance, et le malheureux voiage de ma nièce j'aurais été de Leipzik à Bareith me mettre à vos pieds. Le mal est fait, mais est il sans remède? La philosofie du roy, votre humanité, vos conseils, vos prières, tout cela ne poura t'il rien? Qui dira la vérité à un grand homme si ce n'est vous madame? J'avoue, j'ay dit, j'ay écrit au Roy, et je dirai toutte ma vie que j'ay eu tort de m'opiniâtrer. Mais madame esce une affaire d'état? C'est une puérilité de littérature, c'est une querelle d'algèbre, c'est un minimum et c'est pour cela que j'ay été prisonier six semaines à Francfort, que j'ay perdu la saison des eaux dans une maladie affreuse, que ma nièce a été trainée par des soldats dans les rues de Francfort, qu'un malheureux qui a été seul avec elle pendant la nuit, et qui luy a ôté ses domestiques l'a voulu outrager. Ces violences ont été exercées par un nommé Freitag qui se dit ministre du roy. Le roy ne sait point que c'est un homme qui a été condamné à être sous la potence et à trainer la brouette à Dresde. Touttes ces affreuses circomstances sont connues dans touttes les cours, et sa majesté les ignore peutêtre.
Pour moy madame quel est mon état? Je suis vieux et infirme, j'avais sacrifié au roy les dernières années de ma vie, je n'ay vécu que pour luy seul pendant trois années. Tout mon temps a été partagé entre luy et le travail. J'ay tout abandonné pour luy. Il le sait. Ne se souviendra t'il que d'une malheureuse querelle littéraire? Il faut madame vous dire la vérité. Votre altesse royale est digne de l'entendre. Tout le mal vient de la lettre que le Roy fit imprimer contre Kœnig et contre moy dans le temps qu'il n'était pas instruit de la dispute. Je ne dis pas cela pour diminuer mon tort. J'avouerai toujours que j'en ay un très grand de n'avoir pas gardé le silence, et de m'être opiniâtré. Mais quinze ans de l'attachement le plus tendre doivent assurément obtenir grâce pour un moment d'humeur. J'ose en faire juge votre altesse Royale. Je luy demande s'il n'est pas de la gloire d'un aussi grand homme d'oublier une faute et de se souvenir des services?
Faudra t'il qu'il reste à la postérité tant de monuments de la correspondance dont le roy m'a honoré et de l'idolâtrie que j'ay eu pour luy, et que la postérité dise, tout a fini par la prison, et par insulter une femme innocente? Ah madame, n'y a t'il de gloire qu'à avoir une bonne armée? Le roy votre frère aima la véritable gloire et il la mérite. Il vous aime, il doit vous croire. Madame il s'agit de signaler la grandeur de votre âme et de toucher la sienne. Faites tout ce qu'il vous plaira. Je me mets entièrement entre vos mains respectables. Je ne parle point à votre altesse Royale de tout ce qu'on dit à Versailles, à Vienne, à Paris, à Londres. C'est votre cœur seul qu'il faut écouter. C'est au cœur seul du Roy que vous parlerez. Vous le toucherez puisque vous l'avez entrepris. Le mien sera à jamais pénétré du plus profond et du plus tendre respect pour votre altesse Royale. Permet elle que je me mette aux pieds de Monseigneur?
jadis frère Voltaire