1757-11-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charlotte Sophia van Aldenburg, countess of Bentinck.

L'avanture de Berlin madame était déjà dans les gazettes et le prince Louis de Virtemberg me l'avait mandée de Lissa, mais non pas avec touttes les circomstances que vous m'aprenez.
On ne dit rien du trésor. Apparement que le sr Federsdorf, ce valet de chambre premier ministre, l'aura fait transporter à Custrin. Mais il y en avait un autre à Potsdam tout en or. C'eût été une assez bonne capture. Il était auprès de la petite salle des soupers de confidence. Il y aura grande apparence qu'à la fin de touttes ces affaires cy, on verra plus d'espèces circuler en Allemagne.

Je me tais sur cette grande révolution. Il m'est seulement permis de remarquer que Frederic aurait été le plus heureux des rois aussi bien que le plus riche, s'il avait été aussi philosophe qu'il a cru quelquefois l'être. Il aurait épargné à l'Europe la guerre de 1741 et celle qui désole aujourdui une partie de l'Allemagne.

Je ne peux que le plaindre. Il m'a écrit plusieurs fois, et j'ay goûté la vengeance de le consoler. J'aurais souhaitté, je vous l'avoue, qu'il eût un peu justifié les sentiments de compassion qu'il m'inspire, en réparant la violence inexcusable dont il usa envers ma nièce, envers une étrangère, une sujette du roy de France qui ne luy devait rien, et dont il n'avait aucun sujet de se plaindre. J'apprendrai peutêtre quelque jour à la postérité, que dans Francfort où l'empereur a été élu, un marchand nommé Smith, condamné pour fausse monoye par une commission impériale, et un nommé Freitag, condamné dans Dresde à la brouette, ont de leur autorité privée arrêté ma nièce au nom du roy de Prusse dans la rue au milieu de la populace, l'ont conduitte à pied en prison, l'ont fait coucher en présence de quatre soldats qui avaient la bayonete au bout du fusil au pied de son lit, se sont saisis de ses effets et des miens, les ont gardés, tant qu'ils ont voulu, et m'ont volé des sommes considérables: madame Denis n'avait d'autres crimes que de m'avoir conseillé plusieurs fois de revenir dans ma famille. Il est bien étrange que le roy de Prusse m'écrive aujourdui sans réparer le moins du monde cette action qui n'est pas à sa gloire. Mais madame au milieu des intérêts publics je ne dois pas songer à mes chagrins particuliers, et ma nièce heureuse dans ma retraitte, oublie ce que ce prince n'aurait pas dû oublier. Est il possible qu'avec tant de talents il se soit attiré tant d'inimitiez personnelles, et que son esprit n'ait servi qu'à son malheur! Je réfléchis souvent sur ce grand exemple, les malheurs des rois peuvent servir même aux hommes obscurs. Il ne manquerait rien à la douceur de la retraitte dont je jouis si vous veniez habiter Monrion. Mais je ne compte sur rien que sur mon tendre respect pr vous.

V.

Je vous supplie madame de me mander les suittes de la prise de Berlin. Vous m'écrivez sur de grandes feuilles, soit, pourvu qu'elles soient remplies.