1757-07-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charlotte Sophia van Aldenburg, countess of Bentinck.

Tout ce que vous voulez bien m'aprendre de votre procez madame me fait plus de plaisir qu'au plus déterminé des plaideurs.
Laissons là les chansons et allons au solide. Vous attendiez vous madame il y a un an que les français seraient les gardiens de vos terres? Dites moy je vous prie si en effet ils ne pouraient pas vous servir à Kniphausen? n'êtes vous pas toujours la maitresse de ce domaine? en jouissez vous pleinement? Vous ne m'en dites rien, et voilà ce que je veux savoir. Je présume assez que si vous êtes toujours dame souveraine de Kniphause, vous ne viendrez point à Monrion. Je serai puni de votre bonheur mais je me consolerai en vous sachant heureuse. Ce que vous me faites l'honneur de me mander est bien bon, et bien consolant. Mais je ne seray point content si l'adverse partie n'est condamnée à l'amande, et aux dommages et intérêts. Je ne doute pas que ce ne soit l'intention de votre illustre avocat. Pourquoy faut il que votre chicaneur vive toujours aux dépends d'autruy? c'est une belle vertu que la douceur et la bonté, mais la justice est une vertu nécessaire.

J'ay été sur le point d'aller trouver le favori de Mars qui l'était autrefois de Venus. Mais ma pauvre nièce est malade, et il faut la garder. Elle n'a pas porté santé depuis sa belle avanture de Francfort. Figurez vous madame ce que c'est pour une pauvre parisiene délicate qui voiage avec un passeport du roy de France, de se trouver arrêtée dans une rue de Francfort par un marchand prussien avec des soldats, la bayonete dans le ventre, conduitte à pied en prison au milieu de la populace, volée, maltraitée, couchant au milieu de quatre soldats, et cela dans la ville où l'empereur a été couroné, et où pour toutte consolation on luy disait qu'un marchand prussien devait avoir plus de crédit que l'empereur. Elle fut six mois malade à la mort, et ne s'est jamais rétablie. On nous vola plus de douze mil écus; cela peut s'oublier, on se console de la perte de l'argent, mais la perte de la santé pour le reste de la vie est quelque chose. Je suis bien sûr que le roy de Prusse n'avait point commandé touttes ces horreurs. Il est trop juste, trop humain, trop sage pour en avoir eu la pensée, et pour avoir jamais imaginé d'outrager ainsi une étrangère qui n'était point dans ses états, qu'il ne connaissait point, qui n'avait rien à démesler avec luy. Je crois même que s'il savait à quelles énormitez les nommez Smith et Freitag s'emportèrent pour nous voler notre argent, il se servirait de son crédit à Francfort pour en faire justice, il saurait que son résident Freitag a été deux ans à la brouette à Dresde pour un vol, et que son conseiller Smith, convaincu de fausse monoye, avait été condamné par une commission impériale, il ne soutiendrait point de pareils scélérats. Mais il a actuellement d'autres affaires, et je ne dois pas l'importuner de ces bagatelles. Bon soir madame. Mille respects.