25 aoust [1759] au soir

Il me semble madame que vous n'avez pas assez de joye de L'incident de votre grand procez gagné contre m^r Barrabas.
J'ay donc les passions plus vives que vous. Je sacrifie même au plaisir de voir un chicanneur fripon dans le train d'être puni, le plaisir de vous parler de pièces de téâtre. On diroit à votre lettre que vous vous intéressez autant à vos amusements qu'à vos affaires. Je ne pense pas ainsi, et je vous dirai comme Chicannau à Isabelle

Je ne respire que procédures, amandes, confiscations, condamnations contre votre infâme chicaneur, et je vous supplie très instament de présenter mes sincères respects à votre avocat aulique. C'est un génie du premier ordre. Il s'est conduit dans cette affaire si épineuse mieux que Tribonien, Cujas et Bartole n'auraient jamais fait. Je l'admire et je le remercie. Je ne crois pas qu'il y ait dans le monde entier une âme plus perverse, un scélérat plus consommé dans le crime, un avare plus lâche, un menteur plus hardy, un homme plus signalé par son ingratitude parmy les ingrats, que le nommé Barrabas; et je vous conjure de montrer cette lettre à votre illustre avocat.

Pour les affaires publiques madame je ne vous en dirai mot. Je ne songe dans ma solitude qu'à bâtir, à planter, à faire un téâtre dans mon châtau. Ma nièce joue comme m^elle Clairon. Je veux faire une tragédie d'une nièce arrivant à Francfort avec un passeport du roy de France, arrêtée par un Freitag, saussée dans les ruissaux, trainée en prison, volée, et couchée sans domestique entre quatre soldats la bayonnette au bout du fusil. Mais admirez ma bonne âme. Je m'intéresse plus encor à votre grand procez et à M^r du Triangle. Adieu madame, j'ay peur de dire des sottises, je vous conjure de daigner m'apprendre où vous en êtes de vos affaires. Parlez moy de votre plaisir, mais parlez moy de vos intérêts. Mon plaisir et mon intérest sont de vous être attachez avec le plus tendre respect.

V.