14 aoust [1759]
Il n'y a pas moyen madame de songer à d'autres tragédies qu'à celle qui vient d'ensanglanter les environs de Minden, et de plonger toutte la France dans la douleur et dans le deuil.
Je me flatte qu'au moins vos braves autrichiens et les russes répareront cette perte, et je me flatte surtout que notre ministère ne se découragera pas. On a mené à la boucherie une armée florissante, on l'a fait combattre pendant quatre heures contre quatrevingt pièces de canon, il n'y a d'autre party à prendre qu'à envoyer une nouvelle armée avec un nouvau général.
Je suis très persuadé que Monsieur le comte de Choiseuil vous assurera bientôt combien la cour de France est inébranlable. Il n'apartient pas à un solitaire obscur tel que je le suis d'oser dire ce qu'il pense sur des objets si importans, mais je peux dire au moins ce que je souhaitte. Je suis pénétré des bontez de mon roy; il m'a fait une grâce bien singulière, il a déclaré ma terre de Fernex, qui est sur la lizière de France, indépendante et libre. Elle l'avait été autrefois, mais de si beaux privilèges étaient perdus. Je dois même à monsieur le comte de Choiseuil cette faveur dont Monsieur le duc de Choiseuil m'a fait honorer par le roy. Jugez quel est mon attachement pour ces deux ministres, et à quel point je suis bon français, quoy que moitié genevois et moitié suisse. Soyez bien sûre que je ne suis pas moins autrichien. Je pousse mon zèle jusqu'à être russe, car je fais imprimer àprésent l'histoire de Pierre premier. Ce n'est pas assez d'être autrichien, russe et français, je suis surtout aldembourgeois, et je m'intéresse plus que jamais à votre procez.
Je me garderai bien d'oser écrire à cet illustre avocat plein de génie dont vous me faittes l'honneur de me parler. Il est vray que j'écris quelquefois à L'adverse partie, mais ce n'est ny sans raison ny sans permission expresse de la part des intéressez. Voylà ce que vous pouvez assurer madame au généreux triangle. Je lève les mains au ciel pour luy depuis cinq ans, je ne me connais point en affaires. Mais s'il ne s'agissait que de la production de certaines pièces je pourais me féliciter de n'avoir pas nui à la cause. Vous connaissez mes sentiments, vous savez tout ce que j'ay eu l'honneur de vous dire sur votre procez. Il s'est passé depuis, des choses uniques, et qui certainement vous plairaient autant qu'elle vous surprendraient. Je ne suis point madame comme ce mr de Larré qui ne voulait pas que vous eussiez votre terre de Knip-hausen, et qui vous trahissait pour mr de Bentheim. En un mot votre avocat doit être très content de moy.
M'est il permis de présenter icy mes très humbles respects au grand homme dont vous faites de si justes éloges? Je le crois dans une grande crise au moment que j'ay l'honneur de vous écrire. Je ne serais point étonné d'apprendre bientôt qu'il y a eu une bataille près de Francfort sur l'Oder.
La nièce saussée dans les ruissaux de Francfort sur le Mein vous est toujours tendrement attachée. L'oncle dont les sentiments ne changent jamais, et à qui vous acordez de la mémoire, est à vos pieds pour toutte sa vie, et vous prie de brûler sa lettre.