1756-04-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à — Durand.

Un voyage que j'ai été obligé de faire, Monsieur, et de fréquentes atteintes de mes maladies, ne m'ont pas permis de vous remercier plûtôt de vos attentions obligeantes: je n'y suis pas moins sensible, et je voudrais de tout mon cœur pouvoir mettre quelques pierres à l'édifice que vous bâtissez si bien: mais si j'avais quelque chose à vous envoyer, je ne saurais comment m'y prendre par l'éloignement des lieux et par la crainte de vous coûter des ports de lettres trop considérables. Je vous aurais fait tenir par exemple la véritable édition des poëmes sur Lisbonne et sur la Loi naturelle qu'on a imprimés à Paris d'une manière également fautive et tronquée. Vous voulûtes bien aussi, Monsieur, rendre compte dans votre premier journal d'un ouvrage qui a été bien plus étrangement défiguré. Trouvez bon que je vous dise à ce sujet une petite anecdote qui demeurera entre nous. Vous avez cru qu'il était quéstion dans cet écrit que j'avais perdu de vüe depuis près de vingt ans, d'une personne qui joue un grand rolle aujourdui, et dans cette supposition vous avez pensé que j'avais depuis quelque temps revu, et retravaillé quelques morceaux de ce poëme. Mais il s'agissait dans l'endroit que vous citez, d'une personne qui est morte en 1744. Ce que vous avez soupçonné, était très vraisemblable, et on pouvait s'y tromper. Je m'imagine que si les anciens auteurs revenaient au monde, ils apprendraient bien d'autres anecdotes à leurs commentateurs. Au reste, Monsieur, il n'y aura qu'à envoyer tous les ans chez mr de la Leu mon notaire rue ste Croix de la Bretonnerie à Paris, qui payera ce qu'il faudra. Pour moi, je trouverai difficilement les moyens de reconnaître les marques d'amitié que vous m'avez données; mais je saisirai toutes les occasions de vous prouver la sensibilité avec la quelle j'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur

Voltaire