A Colmar, ce 13 août 1754
Permettez que je dicte cette lettre, mon cher et illustre confrère, comme j'ai dicté presque tout le livre que j'ai l'honneur de vous envoyer.
Je pourrais vous traiter comme l'électeur palatin et en appeler à votre témoignage aussi bien qu'au sien sur les infâmes éditions qu'on a faites des deux premiers volumes. Vous n'auriez pas refusé de m'écrire, ainsi que ce prince, que le public me devait plus de justice. Mme la duchesse de Saxe-Gotha, et le roi de Prusse lui même, qui ont mon manuscrit depuis longtemps, m'ont écrit la même chose. Mais qui doit être plus convaincu que vous de la manière indigne dont on a tronqué ces deux tomes, vous qui avez eu la bonté de citer dans votre livre, page 62, l'éloge du pape Léon IV, que vous aviez trouvé digne de votre attention dans mon manuscrit, il y a près de quinze ans? Comment aurais je pu supprimer ce morceau que vous aviez consacré? Si vous pouvez garder encore quelque souvenir de mon ancien manuscrit, vous vous rappellerez qu'il est cinq ou six fois plus considérable que ce qu'on a eu l'insolence de donner sous mon nom. Il est public à présent que c'est un nommé Rousset, le compilateur des Traités de paix, qui a publié cette édition subreptice, dont je me suis plaint avec tant de justice, et avec si peu de fruit. Ce malheureux a tronqué et défiguré mon manuscrit, comme il l'a voulu: tout le monde sait qu'il l'a vendu à un libraire de la Haye nommé Jean Néaulme. Voilà le brigandage qui s'exerce aujourd'hui dans la république des lettres; brigandage digne des La Beaumelle et des Desfontaines. Mais si l'imposture me nuit, elle ne décidera pas du moins de ma réputation. Je ne demande qu'une année de vie pour donner tout l'ouvrage, tel que je l'ai fait, et j'ose dire tel qu'il mérite de paraître. Mais je me flatte que vous n'attendrez pas ce temps pour détromper les imbéciles qui m'ont cru capable de donner moi même un ouvrage si défectueux. Le fond est digne de tous mes soins, et j'espère que l'exécution sera digne de vos bontés: elles me consoleront du prix funeste que je recueille de plus de quarante ans de travail assidu.
Mme Denis vous fait mille compliments.