à Potsdam 19 août 1752
L'abbé de Prades est enfin arrivé à Potsdam du fond de la Hollande où il était réfugié.
Nous l'avons bien servi, le marquis d'Argens et moi, en préparant les voies. C'est, je crois, la seule fois que j'aie été habile. Je me remercie d'avoir servi un pareil mécréant. C'est je vous jure le plus drôle d'hérésiarque qui ait jamais été excommunié. Il est gai, il est aimable, il supporte en riant sa mauvaise fortune. Si les Arius, les Jean Hus, les Luther et les Calvin avaient été de cette humeur là, les pères du concile au lieu de vouloir les ardre, se seraient pris par la main et auraient dansé en rond avec eux. Je ne vois pas trop pourquoi on voulait le lapider à Paris. Apparemment qu'on ne le connaissait pas. La condamnation de sa thèse et le déchaînement contre lui sont au rang des absurdités scolastiques. On l'a condamné comme voulant soutenir le système d'Hobbes, et c'est précisément le système d'Hobbes qu'il réfute en termes exprès. Sa thèse était le précis d'un livre de piété qu'il voulait bonnement dédier à l'évêque de Mirepoix. Il a été tout ébahi d'être honni à la fois comme déiste et comme athée. Les consciences tendres qui l'ont persécuté ne sont pas grandes logiciennes. Elles auraient pu considérer qu'athée est le contraire de déiste, mais quand il s'agit de perdre un homme les bonnes gens n'y regardent pas de si près. Il fait une apologie et veut l'envoyer au pape qui est, dit on, aussi gai que lui et qui sûrement ne la lira pas. Je crois qu'il sera lecteur du roi de Prusse et qu'il succédera dans ce grave poste, au grave Lametrie. En attendant je le loge comme je peux.
Il est fort triste qu'on nous ait volé notre Rome sauvée, et qu'on l'ait si horriblement imprimée. Vous n'avez pas voulu me croire, ma chère enfant. Ne mariez pas votre fille, elle se mariera sans vous.
Mille remerciements je vous en prie à m. Chauvelin des bons avis qu'il m'a donnés pour la nouvelle édition du siècle de Louis XIV, mais je lui demande très humblement pardon sur la disme royale et chimérique du maréchal de Vauban. Elle n'est bonne que pour les curés dont parle m. Chauvelin. Pour-quoi? C'est que m. le curé peut faire aisément ramasser par sa servante les dîmes de blé et de pommes qu'on lui doit et il boit son vin tranquillement avec sa nièce. Mais il faudrait que le roi eût des décimeurs à gages dans chaque village, qu'il fît bâtir des greniers dans chaque élection et qu'ensuite il vendît son grain et son vin. Il serait volé deux ou trois fois avant d'avoir vendu une mesure, et ressemblerait au diable de Papefiguière dont on se moqua quand il alla vendre ses feuilles de rave au marché. Proposez à m. Chauvelin cette petite difficulté.
Adieu, vous n'en aurez pas davantage de moi aujourd'hui.