aux Délices 13 mars
Il est juste de vous mettre au fait monsieur. Ce Grasset et son frère ont été longtemps domestiques chez les Crammer. Le Grasset dont il est question vola ses maitres, son procez criminel fut commencé, la sentence de prise de corps existe. Grasset s'enfuit et revint au bout de quelques années se jetter aux pieds de ses maitres. Le frère de Grasset qui est filleul d'un des Crammer obtint la grâce du coupable. Les Crammer donnèrent une quittance au criminel qui signa l'aveu de son crime, emporta sa quittance avec la quelle il sera toujours condanné quand on voudra, et alla se mettre à Lausane chez Bousquet; lequel Bousquet se plaint aujourdui d'avoir été friponné par Grasset, ipsi viderint. Lors que j'arrivai dans ce pays cy, attiré par les sollicitations pressantes de plusieurs personnes, déterminé par le soin de ma santé et par l'amour du repos, Grasset m'écrivit de Lausane qu'il avait des manuscrits importans qu'il voulait me vendre. Je luy mandai qu'il pouvait venir à ma campagne. Il y vint. Ces manuscrits consistaient dans je ne sçais quel poème de la pucelle d'Orleans farci de vers tels que la servante de la Métrie aurait rougi d'en faire dans un mauvais lieu. Il m'en montra un échantillon, qui faisait frémir d'horreur; et me demanda cinquante louis de l'ouvrage, en m'assurant doucement que si je ne l'achetais pas, il l'allait vendre à d'autres sous mon nom. J'allay sur le champ avec ma famille chez le résident de France. On mit Grasset en prison, et il fut chassé de la ville. Tous ces faits sont de notoriété publique. On dit que cet homme a baucoup de souplesse, qu'il est flatteur, qu'il sait séduire, et c'est souvent le malheur des belles âmes comme la vôtre d'être trompée par des méchants, mais elles ne le sont pas longtemps.
Je ne suis pas étonné qu'un tel homme ait imprimé le libelle que Mrs les curateurs ont fait saisir, mais j'avoue monsieur que j'ay été surpris que des hommes qui doivent être sages aient eu part à cette manœuvre. Le fonds de toutte l'affaire était l'envie de gagner vingt écus, en intitulant leur libelle Supplément aux œuvres de M. de V.Ils ne songeaient pas que pour vingt écus, ils flétrissaient une famille entière, qu'ils pouvaient perdre mr Saurin, ancien secrétaire de M. le prince de Conty, homme de lettres très estimable, et d'une probité reconue.
Si vous saviez monsieur qu'il est prest d'obtenir un poste considérable, et que ses concurrents se seraient armés contre luy des traits dont on a voulu attaquer son père, que toutte sa fortune allait être détruitte par cet écrit scandaleux, qu'il était perdu sans ressource, votre équité et votre humanité auraient certainement condamné Grasset et ses consorts. Vous les condamnez sans doute àprésent; et vous êtes surtout indigné que dans ce libelle on se soit servi du masque de la relligion pour outrager une famille. Je suis l'ami intime de Mr Saurin, il m'a conjuré de prendre sa deffense, j'ay fait mon devoir, j'ay été approuvé de tous les honnêtes gens, et je me flatte de l'être par vous.
On m'avait écrit que dans ce libelle infâme on avait osé imprimer une lettre de vous, j'avais eu l'honneur de vous le mander. Je sçais aujourdui qu'on n'a point eu l'insolence d'abuser ainsi de votre nom.
Vous voyez monsieur quelles fortes raisons j'ay eues de poursuivre la suppression de ce ce receuil de scandales, dans le quel on m'impute des choses que je n'ay jamais écrittes, et dans le quel on me traitte simplement de déiste et d'athée parce que je n'ay pas voulu qu'on couvrit d'opprobre la famille de mr Saurin. Avouez monsieur, avouez que j'ay eu autant de justes motifs de faire supprimer cette œuvres d'iniquité que vous en eûtes de confondre ce détestable fou de la Métrie. Ce ne sont point icy des fous, mais des hommes qui sont sortis de leur devoir et qu'on y a fait rentrer. Les éditeurs du libelle (je ne parle pas de Grasset) sont des citoiens à qui j'ay épargné la honte de faire une faute publique, et j'espère qu'ils n'y retomberont plus.
Encor un mot. Je vous ai parlé monsieur (non pas d'un libelle qu'on vous attribuast dans ce receuil), Dieu m'en garde, mais d'une lettre sur des points historiques, et supposant qu'elle eût été de vous, j'aurais été seulement affligé qu'on vous eût mis en si méchante compagnie. Songez monsieur aux belles manœuvres dont on s'avisa dès que je fus à Lausane. Un pasteur de campagne m'écrivit une lettre anonime, et me la fit rendre sous votre nom. Je donnai quelque argent à un officier pour aller joindre sa trouppe en Hollande. Le même pasteur m'écrivit une autre lettre anonime pour m'avertir que je devais donner davantage, et le même homme a trempé en dernier lieu dans l'affaire du libelle.
Vous voylà monsieur au fait de tout. Je sçais distinguer les honnêtes gens de Lausane du petit nombre des esprits mal faits qui peuvent y être, mais il vaut mieux faire des expériences de phisique avec le semoir, et faire du bien à ses vassaux, que d'avoir de tels procez à conduire. Ils n'altèrent point le repos du philosophe, mais ils consument un temps prétieux que je voudrais employer ou à vous lire, ou à vous voir. Pardon de la prolixité de v. t. h. ob. str
V…
Après ma lettre écritte monsieur j'aprends que la première que je vous adressai, et votre réponse sont publiques en Suisse. J'en suis très étonné. Il faut que vous ayez des amis peu dignes de votre confiance parmy le grand nombre de ceux qui s'empressent à la mériter; pour moy, je vous jure que je n'ai fait voir vos lettres à personne.
P. S. Je sens tout le ridicule de tant d'additions, mais je ne dois rien faire à demi. J'aprends monsieur dans le moment que Grasset a imprimé deux libelles au lieu d'un. Le premier finit à la page 140, chifre romain. Le second en numéros ordinaires va jusqu'à 181. Le tout était pour Lausane, mais il a envoyé à Paris le second seulement, et ce second en chifres comuns est poussé jusqu'à la page 360. Il est rempli des pièces les plus scandaleuses; Grasset a eu l'insolence de l'adresser à mr le 1er président de Malzerbes, qui l'a jetté au feu. Connaissez l'homme..