à Cirey [c. 15 October 1737]
Monseigneur,
J'ai reçu la dernière lettre dont votre altesse royale m'a honoré, en date du 27 septembre.
Je suis fort en peine de savoir si mon dernier paquet, et celui qui était destiné pour m. de Keyserling sont parvenus à leur adresse; ces paquets étaient du commencement du mois d'août.
Vous m'ordonnez, monseigneur, de vous rendre compte de mes doutes métaphysiques: je prends la liberté de vous envoyer un extrait d'un chapitre sur la liberté. Votre altesse royale y verra au moins de la bonne foi, si elle y trouve de l'ignorance; et plût à dieu que tous les ignorants fussent au moins sincères!
Peut-être l'humanité, qui est le principe de toutes mes pensées, m'a séduit dans cet ouvrage: peut-être l'idée où je suis qu'il n'y aurait ni vice ni vertu;qu'il ne faudrait ni peine ni récompense; que la société serait, surtout chez les philosophes, un commerce de méchanceté et d'hypocrisie, si l'homme n'avait pas une liberté pleine et absolue: peut-être, dis je, cette opinion m'a entraîné trop loin. Mais si vous trouvez des erreurs dans mes pensées, pardonnez les au principe qui les a produites.
Je ramène toujours, autant que je peux, ma métaphysique à la morale. J'ai examiné sincèrement, et avec toute l'attention dont je suis capable, si je peux avoir quelques notions de l'âme humaine; et j'ai vu que le fruit de toutes mes recherches est l'ignorance. Je trouve qu'il en est de ce principe pensant, libre, agissant, à peu près comme de dieu même: ma raison me dit que dieu existe; mais cette même raison me dit que je ne puis savoir ce qu'il est. En effet, comment connaîtrions nous ce que c'est que notre âme, nous qui ne pouvons nous former aucune idée de la lumière, quand nous avons le malheur d'être nés aveugles? Je vois donc, avec douleur, que tout ce que l'on a jamais écrit sur l'âme, ne peut nous apprendre la moindre vérité.
Mon principal but, après avoir tâtonné autour de cette âme pour deviner son espèce, est de tâcher au moins de la régler; c'est le ressort de notre horloge. Toutes les belles idées de Descartes, sur l'élasticité, ne m'apprennent point la nature de ce ressort; j'ignore encore la cause de l'élasticité: cependant je monte ma pendule, elle va tant bien que mal.
C'est l'homme que j'examine. De quelques matériaux qu'il soit composé, il faut voir s'il y a en effet du vice et de la vertu. Voilà le point important à l'égard de l'homme, je ne dis pas à l'égard de telle société vivant sous telles lois, mais pour tout le genre humain; pour vous, monseigneur, qui devez régner, pour le bûcheron de vos forêts, pour le docteur chinois, et pour le sauvage de l'Amérique. Locke, le plus sage métaphysicien que je connaisse, semble, en combattant, avec raison, les idées innées, penser qu'il n'y a aucun principe universel de morale. J'ose combattre ou plutôt éclaircir, en ce point, l'idée de ce grand homme. Je conviens, avec lui, qu'il n'y a réellement aucune idée innée; il suit évidemment qu'il n'y a aucune proposition de morale innée dans notre âme: mais de ce que nous ne sommes pas nés avec de la barbe, s'ensuit il que nous ne soyons pas nés, nous autres habitants de ce continent, pour être barbus à un certain âge? Nous ne naissons point avec la force de marcher; mais quiconque naît avec deux pieds marchera un jour. C'est ainsi que personne n'apporte en naissant l'idée qu'il faut être juste; mais dieu a tellement conformé les organes des hommes, que tous, à un certain âge, conviennent de cette vérité.
Il me paraît évident que dieu a voulu que nous vivions en société, comme il a donné aux abeilles un instinct et des instruments propres à faire le miel. Notre société ne pouvant subsister sans les idées du juste et de l'injuste, il nous a donc donné de quoi les acquérir. Nos différentes coutumes, il est vrai, ne nous permettront jamais d'attacher la même idée de juste aux mêmes notions: ce qui est crime en Europe sera vertu en Asie, de même que certains ragoûts allemands ne plairont point aux gourmands de France; mais dieu a tellement façonné les Allemands et les Français, qu'ils aimeront tous à faire bonne chère. Toutes les sociétés n'auront donc pas les mêmes lois, mais aucune société ne sera sans lois. Voilà donc certainement le bien de la société établi par tous les hommes, depuis Pékin jusqu'en Irlande comme la règle immuable de la vertu: ce qui sera utile à la société sera donc bon par tout pays. Cette seule idée concilie tout d'un coup toutes les contradictions qui paraissent dans la morale des hommes. Le vol était permis à Lacédémone; mais pourquoi? parce que les biens y étaient communs, et que voler un avare qui gardait pour lui seul ce que la loi donnait au public, était servir la société.
Il y a, dit on, des sauvages qui mangent des hommes, et qui croient bien faire: je réponds que ces sauvages ont la même idée que nous du juste et de l'injuste. Ils font la guerre comme nous par fureur et par passion; on voit partout commettre les mêmes crimes: manger ses ennemis n'est qu'une cérémonie de plus. Le mal n'est pas de les mettre à la broche; le mal est de les tuer: et j'ose assurer qu'il n'y a point de sauvage qui croie bien faire en égorgeant son ami. J'ai vu quatre sauvages de la Louisiane qu'on amena en France, en 1723. Il y avait parmi eux une femme d'une humeur fort douce. Je lui demandai, par interprète, si elle avait mangé quelquefois de la chair de ses ennemis, et si elle y avait pris goût; elle me répondit que oui. Je lui demandai si elle aurait volontiers tué ou fait tuer un de ses compatriotes pour le manger; elle me répondit en frémissant, et avec une horreur visible pour ce crime. Parmi les voyageurs, je défie le plus déterminé menteur d'oser dire qu'il y ait une peuplade, une famille où il soit permis de manquer à sa parole. Je suis bien fondé à croire que dieu ayant créé certains animaux pour paître en commun, d'autres pour ne se voir que deux à deux très rarement, les araignées pour faire des toiles, chaque espèce a les instruments nécessaires pour les ouvrages qu'elle doit faire. L'homme a reçu tout ce qu'il faut pour vivre en société; de même qu'il a reçu un estomac pour digérer, des yeux pour voir, une âme pour juger.
Mettez deux hommes sur la terre; ils n'appelleront bon, vertueux et juste, que ce qui sera bon pour eux deux. Mettez en quatre; il n'y aura de vertueux que ce qui conviendra à tous les quatre; et si l'un des quatre mange le souper de son compagnon, ou le bat, ou le tue, il soulève sûrement les autres. Ce que je dis de ces quatre hommes, il le faut dire de tout l'univers. Voilà, monseigneur, à peu près le plan sur lequel j'ai écrit cette métaphysique morale; mais, quand il s'agit de vertu, est ce à moi à en parler devant vous?
Jugez mes idées, grand prince; car votre âme est le tribunal où mes jugements ressortissent. Que votre altesse royale me donne d'envie de vivre, pour voir un jour de mes yeux le Salomon du nord! Mais j'ai bien peur de n'être pas si heureux que le bon vieillard Siméon. Nous ne passons point devant votre portrait sans dire notre hymne qui commence:
J'attends votre décision sur l'Histoire de Louis XIV, et sur les Eléments de la philosophie de Newton; si mes tributs ont été reçus avec bonté, j'espère que j'aurai des instructions pour récompense.
J'ose supplier votre altesse royale de daigner m'envoyer, par une voie sûre (et je crois que celle de m. Thiriot l'est), les mémoires que vous avez eu la bonté de me promettre sur le czar. Cependant, je ne renonce point aux vers; je les aime plus que jamais, monseigneur, puisque vous en faites. J'espère envoyer bientôt quelque chose qu'on pourra représenter sur le théâtre de Remusberg. Je suis indigné qu'on ait pu présenter à votre altesse royale le misérable manuscrit de l'Enfant prodigue qui est entre vos mains; cela ressemble à ma pièce comme un singe ressemble à un homme. Je ne sais d'autre parti à prendre que de l'imprimer pour me justifier.
Je n'ai point de termes pour remercier votre altesse royale de ses bontés. Avec quelle générosité, j'ai pensé dire avec quelle tendresse, elle daigne s'intéresser à moi! Vous m'écrivez ce qu'Horace disait à Mecenas, et vous êtes le Mecenas et l'Horace. Madame la marquise du Châtelet qui partage mon admiration pour votre personne, et à qui vous donnez la permission de joindre ses respects aux miens, use de cette liberté. Je suis avec le respect le plus profond, et la plus tendre reconnaissance, &c.