1738-03-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Monseigneur,

Le plus zélé de vos admirateurs, n'est pas le plus assidu de vos correspondants, la raison en est qu'il est le plus malade et que très souvent la fièvre le prend quand il voudroit passer ses plus agréables heures à avoir l'honeur d'écrire à votre altesse royale.

Nous avons reçu votre belle prose du 19 février, et vos vers pour madame la marquise du Chastelet, qui est confondue, charmée, et qui ne sait comment répondre à ces agaceries si séduisantes, et avec votre lettre du 27 et l'ode sur la patience par la quelle votre muse royale adoucit les maux de Mr de Keiserling. J'ay fait mon profit de cette ode. Elle va très bien à mon état de langueur. Le remède opère sur moy tout aussi bien que sur votre gouteux, car je me tiens tout aussi philosophe que luy, je sens comme luy le prix de vos vers, et je trouve comme luy dans les lettres de votre altesse royale un charme contre tous les maux.

Vous aimez Kaiserling et vous prenez le soin
De L'exhorter à patience.
Ah! quand nous vous lisons, grâce à votre Eloquence,
D'une telle vertu nous n'avons pas besoin.

Puisque vous daignez monseigneur amuser votre loisir par des vers, voicy donc la troisième épître sur le bonheur que je prends la liberté de vous envoyer. Le sujet de cette troisième épître est l'envie, passion que je voudrois bien que votre altesse royale inspirast à tous les rois; je vous envoye de mes vers monseigneur et vous m'honorez des vôtres. Cela me fait souvenir du commerce perpétuel qu'Hesiode dit que la terre entretient avec le ciel, elle envoye des vapeurs, les dieux rendent de la rosée. Grand merci de votre rosée monseigneur mais ma pauvre terre sera incessament en friche. Les maladies me minent et rendront bientôt mon champ aride, mais ma dernière moisson sera pour vous.

Extremum hunc Arethusa mihi concede laborem
pauca Federico.

J'ay pourtant dans mon lit fait deux actes nouvaux à la place des deux derniers de Merope qui m'ont paru trop languissants. Quand votre altesse royale voudra voir le fruit de ses avis dans ces deux nouvaux actes j'auray l'honneur de les luy envoyer. J'ay bien à cœur de donner une pièce tragique qui ne soit point enjolivée d'une intrigue d'amour, et qui mérite d'être lue. Je rendrais par là quelque service au téâtre français qui en vérité est trop galant. Cette pièce est sans amour, la première que j'auray l'honeur d'envoyer à Remusberg méritera pour titre de remedio amoris. Ce n'est pas que je n'aye assurément un profond respect pour L'amour et pour tout ce qui luy apartient, mais qu'il se soit emparé entièrement de la tragédie c'est une usurpation de notre souverain, et je protesteray au moins contre l'usurpation ne pouvant mieux faire. Voylà monseigneur tout ce que vous aurez de moy cette fois cy pour Le département poétique, mais Le département de la métaphisique m'embarasse baucoup.

La Lettre du 17 février, de V. A. R., est en vérité un chef d'œuvre. Je regarde ses deux lettres sur la liberté comme ce que j'ay vu de plus fort, de mieux lié, de plus conséquent sur ces matières. Vous avez certainement bien des grâces à rendre à la nature de vous avoir donné un génie qui vous fait roy dans le monde intellectuel, avant que vous le soyez dans ce misérable monde composé de passions, de grimaces, et d'extérieur. J'avois déjà baucoup de respect pour L'opinion de la fatalité quoyque ce ne soit pas la mienne, car en nageant dans cette mer d'incertitudes, et n'ayant qu'une petite branche où je me tiens, je me donne bien de garde de reprocher à mes compagnons les nageurs que leur petite branche est trop faible. Je suis fort aise si mon rosau vient à casser que mon voisin puisse me prêter le sien. Je respecte bien davantage L'opinion que j'ay combatu depuis que v. a. R. l'a mise dans un si bau jour. Me permettra t'elle de luy exposer encor mes scrupules?

Je me borneray pour ne pas ennuyer Le Marc Aurele d'Allemagne, à deux idées qui me frapent encor vivement, et sur les quelles je le suplie de daigner m'éclairer.

1º plus je m'examine plus je me crois libre (en plusieurs cas). C'est un sentiment que tous les hommes ont comme moy. C'est Le principe invariable de notre conduite. Les plus outrez partisans de la fatalité absolue se gouvernent tous suivant les principes de la liberté. Or je leur demande comment ils peuvent raisoner et agir d'une manière si contradictoire et ce qu'il y a à gagner à se regarder comme des tournebroches lors qu'on agit toujours comme un être libre. Je leur demande encor par quelle raison L'auteur de la nature leur a donné ce sentiment de liberté s'ils nel'ont point? Pourquoy cette imposture dans l'être qui est la vérité même? De bonne foy trouva t'on une solution à ce problème? Répondre que dieu ne nous a pas dits, vous êtes libres, n'esce pas une défaitte? Dieu ne nous a pas dit que nous sommes libres sans doute, car il ne daigne pas nous parler, mais il a mis dans nos cœurs un sentiment que rien ne peut afaiblir et c'est là pour nous la voix de dieu. Tous nos autres sentiments sont vrais, il ne nous trompe point dans le désir que nous avons d'être heureux, de boire, de manger, de multiplier notre espèce. Quand nous sentons des désirs, certainement ces désirs existent, quand nous sentons des plaisirs il est bien sûr que nous n'éprouvons pas des douleurs, quand nous voyons il est bien certain que L'action de voir n'est pas celle d'entendre, quand nous avons des pensées il est bien clair que nous pensons. Quoy donc? le sentiment de la liberté sera t'il le seul dans lequel l'être infiniment parfait se sera joué en nous faisant une illusion absurde? Quoy, quand je confesse qu'un dérangement de mes organes m'ôte ma liberté je ne me trompe pas, et je me tromperais, quand je sens que je suis libre? Je ne sçai si cette exposition naive de ce qui se passe en nous fera quelque impression sur votre esprit philosophe mais je vous conjure monseigneur d'examiner cette idée, de luy donner toute son étendue et ensuite de la juger sans aucune acception de party, sans même considérer d'autres principes plus métaphisiques, qui combatent cette preuve morale. Vous verrez ensuite le quel il faudra préférer ou de cette preuve morale qui est chez tous les hommes, ou de ces idées métaphisiques qui portent toujours le caractère de L'incertitude.

2º mon second scrupule roule sur quelque chose de plus philosophique. Je voi que tout ce qu'on a jamais dit contre la liberté de l'homme, se tourne encor avec bien plus de force contre la liberté de Dieu.

Si on dit que dieu a prévu toutes nos actions et que par là elles sont nécessaires, dieu a aussi prévu les siennes qui sont d'autant plus nécessaires que Dieu est immuable. Si on dit que l'homme ne peut agir sans raison suffisante et que cette raison incline sa volonté, la raison suffisante doit encor plus emporter la volonté de dieu, qui est l'être souverainement raisonable.

Si on dit que l'homme doit choisir ce qui luy paroit le meilleur, Dieu est encor plus nécessité à faire ce qui est le meilleur.

Voylà donc Dieu réduit à être l'esclave du destin. Ce n'est plus un être qui se détermine par luy même. C'est donc une cause étrangère qui le détermine. Ce n'est plus un agent, ce n'est plus dieu.

Mais si dieu est libre, comme les fatalistes même doivent l'avouer, pourquoy dieu ne poura t'il pas communiquer à l'homme un peu de cette liberté en luy communiquant, l'être, la pensée, le mouvement, la volonté, toutes choses également inconnues? Sera t'il plus difficile à dieu de nous donner la liberté que de nous donner le pouvoir de marcher, de manger, de digérer? Il faudroit avoir une démonstration que dieu n'a pas pu communiquer l'attribut de la liberté à l'homme, et pour avoir cette démonstration il faudrait connaître les attributs de la divinité. Mais qui les conait?

On dit que dieu en nous donnant la liberté auroit fait des dieux de nous. Mais sur quoy le dit on? pourquoy serai-je dieu avec un peu de liberté, quand je ne le suis pas avec un peu d'intelligence? esce être dieu que d'avoir un pouvoir faible, borné et passager, et de commencer le mouvement?

Il n'y a pas de milieu, ou nous sommes des automates qui ne faisons rien, et dans qui dieu fait tout, ou nous sommes des agents c'est à dire des créatures libres — or je demande quelle preuve on a que nous sommes de simples automates et que ce sentiment intérieur de liberté est une illusion? 

Toutes Les preuves qu'on aporte se réduisent à la prescience de dieu. Mais sait on précisément ce que c'est que cette prescience? Certainement on l'ignore. Comment donc pouvons nous faire servir notre ignorance des atributs suprêmes de dieu à prouver la fausseté d'un sentiment réel de liberté que nous éprouvons dans nos âmes?

Je ne peux concevoir L'acord de la prescience, et de la liberté je L'avoue, mais doi-je pour cela rejetter la liberté? nierai-je que je sois un être pensant, par ce que je ne vois point ny comment la matière peut penser, ny comment un être pensant peut être esclave de La matière?

Raisoner ce qu'on apelle a priori, est une chose très belle, mais elle n'est pas de la compétence des humains. Nous sommes tous sur les bords d'un grand fleuve, il faut le remonter avant d'oser parler de sa source. Ce seroit assurément un grand bonheur si on pouvoit en métaphisique établir des principes clairs, indubitables et en grand nombre dont découleroient une infinité de conséquences comme en matématiques, mais dieu n'a pas voulu que la chose fût ainsi. Il s'est réservé le patrimoine de La métaphisique, le règne des idées pures et des essences des choses est le sien. Si quelqu'un est entré dans ce partage céleste c'est assurément vous monseigneur, et je diray dans mon cœur de votre personne ce que les flateurs disent des rois, qu'ils sont les images de la divinité.

Aureste les vers de la Henriade que vous daignez citer n'ont été faits que dans la vue d'exprimer uniquement que notre liberté ne nuit pas à la prescience divine qui fait ce qu'on apelledestin. Je me suis exprimé un peu durement dans cet endroit mais en poésie on ne dit pas toujours precisément ce que l'on voudroit dire. La roue tourne et emporte son homme par sa rapidité.

Avant de finir sur cette matière j'auray l'honeur de dire à V. a. R. que les sociniens qui nient la prescience de dieu sur les contingens, ont un grand apôtre qu'ils ne conoissent peutêtre pas, c'est Ciceron, dans son livre de la divination. Ce grand homme aime mieux dépouiller les dieux de la prescience que les hommes de la liberté. Je ne crois pas que tout grand orateur qu'il étoit, il eût pu répondre à vos raisons. Il auroit eu bau faire de longues périodes, ce seroit des sons contre des véritez. Laissons Le donc avec ses belles phrases.

Mais que V. a. R. me permette de luy dire que les Dieux de Ciceron et Le Dieu ne Neuton et de Clarke ne sont pas de la même espèce. C'est le dieu de Ciceron qu'on peut apeller un dieu raisonant dans les caffez sur les opérations de la campagne prochaine, car qui n'a point de prescience n'a que des conjectures et qui n'a que des conjectures est sujet à dire autant de pauvretez que Le London journal ou la gazette d'Hollande. Mais ce n'est pas là le compte de sr Isac Neuton et de Samuel Clarke, deux têtes aussi philosophiques que Marc Tulle étoit bavard.

Le docteur Clarke, qui a assez aprofondi ces matières dont Neuton n'a parlé qu'en passant, dit, me semble avec assez de raison, que nous ne pouvons nous élever à la connaissance imparfaite des attributs divins que comme nous élevons un nombre quelconque à l'infini, allant du connu à l'inconnu.

Chaque manière d'apercevoir, bornée et finie dans l'homme, est infinie dans dieu. L'intelligence d'un homme voit un objet à la fois, et dieu embrasse tous les objets. Notre âme prévoit par la connaissance du caractère d'un homme ce que cet homme fera dans une telle occasion, et dieu prévoit par la même connaissance poussée à l'infini ce que cet homme fera; ainsi ce qui dans nous est science de conjecture et qui ne nuit point à la liberté, est dans dieu science certaine tout aussi peu nuisible à la liberté. Cette manière de raisoner, n'est pas me semble si ridicule.

Mais je m'aperçois monseigneur que je le suis très fort en vous ennuyant de mes idées et en affaiblissant celles des autres. Votre seule bonté me rassure. Je voi que votre cœur est aussi humain que votre esprit est étendu. Je vois par vos vers à Mr Keiserling combien vous êtes capable D'aimer. Aussi ma quatrième épître sur le bonheur finira par L'amitié. Sans elle il n'y a point de bonheur sur la terre.

Madame la marquise du Chastelet vous admire si fort qu'elle n'ose vous écrire. Je suis donc bien hardy monseigneur, moy qui vous admire tout autant pour le moins et qui me répands en ces énormes bavarderies.

Que ne pui-je vous dire

in publica commoda peccem
si longo sermone morer tua tempora Cesar.

Je suis avec un profond respect, un attachement, une reconnaissance sans bornes

M

de.