1737-04-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Monseigneur,

Voicy les réflexions que vous m'avez ordoné de faire sur cette ode dont votre altesse royale a daigné embellir la poésie française.
Soufrez que je vous dise encor combien je suis étonné de l'honneur que vous faites à notre langue, et sans fatiguer davantage votre modestie de tout ce que m'inspire mon admiration, je viens au détail. 

a. Fatal ennemi des études
Par qui mon savoir est détruit,
Qui de mes travaux les plus rudes
Dérobe le pénible fruit.
Oubli, rival de ma mémoire,
Ne t'oppose plus à ma gloire,
Respecte mes intentions.

a. Ce vers est excellent, et vaut toute une ode. Me du Chastellet ne se lasse point de l'admirer.

b. Je veux que la raison m'éclaire,
Que des vertus, la loi sévère
Guide toutes mes actions.

b. Je ne sais si ces 3 vers ont un rapport bien sensible, au commencement de la strophe. Il me semble que le fonds de votre idée, dans cette strophe, est seulement, que vous ne voulez rien oublier, de ce qui peut vous conduire à la perfection. Trouveriez vous à propos de la finir par ces 3 vers qui remplissent cette idée? par ex.

Laisse la lecture instructive
Graver dans mon âme attentive
Ses ineffaçables leçons.
c. L'Exemple des héros de Grece
Immortalisés par Rollin
Portent mon cœur à la sagesse
Dont leur caractère est empreint,
Leur valeur et leur grandeur d'âme
Nourrit en moi la même flamme
Dont brûlait jadis leur ardeur.
J'imite le juste Aristide
Tandis que Socrate me guide
Alexandre anime mon cœur.

c. On ne dit point, je crois, héros de Grece, mais de la Grece. Empreint ne peut rimer avec Rollin.
Pardon, je ne suis qu'un puriste.
Je mets des points sur les i. Voudrez vous mettre,

Ces héros, l'honneur de la Grece,
Immortalisés par Rollin,
Me conduisent à la sagesse,
M'en aplanissent le chemin;
Mon œil éclairé les contemple,
Mon cœur s'anime à leur exemple,
Il s'enflamme de leur ardeur.

Je voudrois pouvoir aussi spécifier la vertu de Socrate comme vous caractérisez celle d'Aristide et d'Alexandre.

d. Quand j'étudie, et que j'espère

d. J'étudie. Ce mot paraît peu poétique.

e. Avoir gravé dans mon esprit
Ce que la paix, ce que la guerre

e. Il serait à souhaiter, que la langue française adoptât cette façon deparler: j'espère avoir.

f. De plus remarquable produit,
Je cherche en vain dans ma mémoire,
Je ne retrouve plus l'histoire
Que je savais ce même instant.

f. De plus remarquable, est encoreun peu prosaïque.

h. Et tel qu'un sillon peu durable
Qui se voit tracé sur le sable
Est effacé du moindre vent.

h. Et tel, ne se rapporte à rien. Cesont de petits défauts de grammaire. Voudriez vous mettre?

Je pense en vain que la lecture
Laisse à mes esprits éclairés
L'éternelle et vive peinture
De ces exemples consacrés.
J'interroge en vain ma mémoire,
Les traits de cette utile histoire
Sont effacés au même instant,
Pareils au sillon peu durable
Que l'on a tracé sur le sable
Et que détruit le moindre vent.
i. Tu fais périr sans différence
Le scélérat, l'homme de bien,
Et le mérite et la puissance
Contre toi, ne servent de rien.
Ah que notre grandeur est vaine!
Voyez: on méconnait Eugene,
Il vient de subir le trépas:
Son monument, ses funérailles
Et tant de fameuses batailles,
De l'oubli, ne le sauvent pas.

i. Il y a des expressions qui paraissent peu du ressort de la poésie. Le reste de l'ode, est dans le genre sublime, et il est bien singulier que vous ayez su si bien distinguer le langage des vers, et celui de la prose. Voudrez vous quelque chose dans ce goût-ci, pour le commencement de cette strophe?

Oubli, c'est dans la nuit profonde
Que s'engloutissent à la fois
Les héros, exemples du monde,
Et les vertus et les exploits.

En effet, il parait que quoique le crime s'oublie chez les hommes ainsi que la vertu, ce n'est peutêtre pas là l'occasion de le dire ici puisque vous ne citez que l'exemple d'Eugene.

l. L'amant se plaint que sa maitresse
Le quitte avec légèreté
Et qu'Alcidon qu'elle caresse
A triomphé de sa fierté.
C'est toi qui cause ce parjure,
Il en gémit, il en murmure
Et pour mieux se venger de toi
Il termine sa longue absence,
Chasse l'oubli par sa présence
Et remet Cloris sous sa loi.

l. S'il y a quelques petitesb fautes dans cette strophe, c'est qu'on ne voit pas d'abord assez nettement que l'amant qui a été quitté était absent. D'ailleurs il me parait que cet endroit est plein de raison, de grâces, et de finesses. Je ne sais si fierté est le mot propre.

m. Mais si tu causes des alarmes
Tu nous délivres de nos maux,

m. Je ne sais si on peut bien dire que l'oublicause des alarmes, et si d'ailleurs, ce mot n'est pas trop vague.

n. Car nos chagrins que tu désarmes,
Cèdent la place au doux repos
Et c'est cet aimable magie

n. Désarme-t-on des chagrins? On désarme la fureur, la colère.

o. Qui nous fait ton apologie.
Nous sommes nés pour les malheurs,
Sans toi s'accroitraient nos misères

o. Le mot d'apologie est trop prosaïque.

p. Et les matrones plus sévères
N'auraient point de consolateurs.

p. Celui de matrones, n'est pas en usage, et d'ailleurs, la pensée ne paraît pas assez expliquée. Mais le fonds de la strophe porte un très grand sens. Voudriez vous quelque chose d'approchant de ces vers-ci?

Ainsi de nos esprits frivoles
Tu fais le bonheur et les maux,
Tu nous poursuis, tu nous consoles,
Tu fais le trouble, et le repos.
C'est dans ta coupe enchanteresse
Que l'on boit cette heureuse ivresse,
L'oubli de la calamité.
Ainsi des malheurs de la vie
La mémoire est ensevelie
Aux eaux du paisible Lethé.

Après avoir ceuilli avec votre altesse roiale les fleurs de la poésie il faut passer aux épines de la métaphisique.

J'admire avec v. a. R. l'esprit vaste et précis, la méthode, la finesse de mr Volf. Il me paroit qu'il y a de la honte à le persécuter, et de la gloire à le protéger. Je vois avec un plaisir extrême que vous le protégez en prince, et que vous le jugez en philosophe.

V. a. R. a senti en esprit supérieur le point critique de cette métaphisique d'ailleurs admirable. Cet être simple, dont il parle donne naissance à bien des difficultez.

Il y a (dit il article 76) des êtres simples partout où il y a des êtres composez. Voicy ses propres paroles, S'il n'y avoit pas des êtres simples il faudroit que toutes les parties les plus petites consistassent en d'autres parties, et comme on ne pouroit indiquer aucune raison d'où viendroient les êtres composez, aussi peu qu'on pouroit comprendre d'où existeroit un nombre s'il ne devoit point contenir d'unitez. Il faut à la fin concevoir des êtres simples par les quels les êtres composé ont existé etc.

Ensuitte l'article 81, les êtres simples n'ont ny figure ny grandeur, et ne peuvent remplir d'espace.

Ne pouroit on pas répondre à ces assertions?

1º Un être composé est nécessairement divisible à l'infini, et cela est prouvé géométriquement.

2º S'il n'est pas phisiquement divisible à l'infini c'est que nos instruments sont trop grossiers, c'est que les formes et les générations des choses ne pouroient subsister, si les premiers principes dont les choses sont formées se divisoient, se décomposoient. Divisez, décomposez le premier germe des hommes, des plantes, il n'y aura plus ny hommes ny plantes. Il faut donc qu'il y ait des corps indivisez.

Mais il ne s'ensuit pas de là que ces premiers germes, ces premiers principes, soient indivisibles en effet, simples, sans étendue, car alors ils ne seroient pas corps, et il se trouveroit que la matière ne seroit pas composée de matière, que les corps ne seroient pas composez de corps, ce qui seroit un peu étrange.

Que sera ce donc que les premiers principes de la matière, ce seront des corps, divisibles sans doute, mais qui seront indivisez tant que la nature des choses subsistera.

Mais quelle sera la raison suffisante de l'existence de ces corps? Il n'y a certainement que deux façons de concevoir la chose. Ou Les corps sont tels par leur nature nécessairement ou ils sont L'ouvrage de la volonté libre, et très libre, d'un être suprême. Il n'y a pas un troisième party à prendre. Mais dans les deux opinions, on a des difficultez bien grandes à résoudre. Quelle sera donc l'opinion que j'embrasseray? Celle où j'auray le moins d'absurditez de compte fait à dévorer. Or je trouve baucoup plus de contradictions, de difficultez, d'embaras dans le sistème de l'existence nécessaire de la matière. Je me range donc à l'opinion de l'existence de l'être suprême, comme à la plus vraisemblable, à la plus probable.

Je ne crois pas qu'il y ait de démonstration proprement ditte, de l'existence de cet être indépendant de la matière. Je me souviens que je ne laissois pas en Angleterre d'embarasser un peu le fameux docteur Clark, quand je luy disois, on ne peut apeller démonstration un enchainement d'idées qui laisse toujours des difficultez. Dire que le quarré construit sur le grand côté d'un triangle rectangle est égal aux quarrez des deux côtez, c'est une démonstration qui toute compliquée qu'elle est ne laisse aucune difficulté. Mais L'existence d'un être créateur laisse encor des difficultez insurmontables à l'esprit humain, donc cette vérité ne peut être mise au rang des démonstrations proprement dites.

Je la crois cette vérité, mais je la crois comme ce qui est le plus vraisemblable. C'est une lumière qui me frappe à travers mille ténèbres.

Il y auroit sur cela bien des choses à dire mais ce seroit porter de l'or au Perou que de fatiguer v. a. R. de réflexions philosophiques.

Toute la métaphisique à mon gré contient deux choses, la première ce que tous les hommes de bon sens savent, la seconde ce qu'ils ne sauront jamais.

Nous savons par exemple ce que c'est qu'une idée simple, une idée composée, nous ne saurons jamais ce que c'est que cet être qui a des idées. Nous mesurons les corps, nous ne saurons jamais ce que c'est que la matière. Nous ne pouvons juger de tout cela que par la voye de L'analogie, c'est un bâton que la nature a donné à nous autres aveugles avec lequel nous ne laissons pas d'aller, et aussi de tomber.

Cette analogie m'aprend que les bêtes étant faites comme moy, ayant du sentiment, comme moy, des idées comme moy, pouroient bien être ce que je suis. Quand je veux aller au delà, je trouve un abime, et je m'arrête sur le bord du précipice.

Tout ce que je sçai, on dit, c'est que soit la matière soit éternelle, ce qui est bien incompréhensible, soit qu'elle ait été créée dans le temps, ce qui est sujet à de grands embaras, soit que notre âme périsse avec nous, soit qu'elle jouisse de l'immortalité on ne peut dans ces incertitudes prendre un party plus sage, plus digne de vous, que celuy que vous prenez de donner à votre âme périssable ou non toutes les vertus, tous les plaisirs et toutes les instructions dont elle est capable, de vivre en prince, en homme et en sage, d'être heureux et de rendre les autres heureux. Je vous regarde comme un présent que le ciel a fait à la terre. J'admire qu'à votre âge le goust des plaisirs ne vous ait point emporté et je vous félicite infiniment que la philosophie vous laisse le goust des plaisirs. Nous ne sommes point nez uniquement pour lire Platon et Leibnits, pour mesurer des courbes, et pour arranger des faits dans notre tête. Nous sommes nez avec un cœur qu'il faut remplir avec des passions qu'il faut satisfaire sans en être maitrisé.

Que je suis charmé de votre morale monseigneur, que mon cœur se sent né pour être le sujet du vôtre. J'éprouve trop de satisfaction de penser en tout comme vous. Votre altesse Royale me fait l'honeur de me dire dans sa dernière lettre, qu'elle regarde le feu csar comme le plus grand homme du dernier siècle, et cette estime que vous avez pour luy, ne vous aveugle pas sur ses cruautez. Il a été un grand prince, un législateur et un fondateur mais si La politique luy doit tout, quels reproches l'humanité n'a t'elle pas à luy faire? On admire en luy le roy, mais on ne peut aimer l'homme. Continuez monseigneur, et vous serez admiré et aimé du monde entier.

Un des plus grands biens que vous ferez aux hommes ce sera de fouler aux pieds la supersition et le phanatisme, de ne pas permettre qu'un homme en robe, persécute d'autres hommes qui ne pensent pas comme luy. Il est très certain que les philosophes ne troubleront jamais les états, pourquoy donc troubler les philosophes? Qu'importoit à la Hollande que Baile eût raison? Pourquoy faut il que Jurieu ce ministre fanatique ait eu le crédit de faire arracher à Baile sa petite fortune? Les philosophes ne demandent que de la tranquilité, ils ne veulent que vivre en paix sous le gouvernement établi, et il n'y a pas un téologien qui ne voulût être le maitre de l'état. Est il possible que des hommes qui n'ont d'autre science que le don de parler sans s'entendre et sans être entendus aient dominé, et dominent encore presque partout? Les pays du nord ont cet avantage sur le midy de l'Europe, que ces tirans des âmes y ont moins de puissance qu'ailleurs. Aussi les princes du nord sont ils pour la plus part moins superstitieux et moins méchants qu'ailleurs. Tel prince italien se servira du poison et ira à confesse. L'Allemagne protestante n'a ny de pareils sots ny de pareils monstres, et en général je n'aurois pas de peine à prouver que les rois les moins superstitieux ont toujours été les meilleurs princes.

Vous voyez digne héritier de L'esprit des Marc Aureles avec quelle liberté j'ose vous parler. Vous êtes presque le seul sur la terre qui méritiez qu'on vous parle ainsi.