A Cirey, le 13 [?December 1735]
Aimable philosophe, nous avons reçu votre prose et vos vers; la prose est d'un sage, les vers sont d'un poète.
Voilà de la rimaille qui m'a échappé; venons à la raison que je n'attraperai peut-être point.
Il est vrai que nous ne pouvons comprendre ni comment la matière pense, ni comment un être pensant est uni à la matière. Mais de ces deux choses également incompréhensibles, il faut que l'une soit vraie, comme de la divisibilité ou de l'indivisibilité de la matière, il faut que l'une ou l'autre soit, quoique ni l'une ni l'autre ne soit compréhensible. Ainsi, la création et l'éternité de la matière sont inintelligibles, et cependant il faut que l'une des deux soit admise.
Pour savoir si la matière pense ou non, nous n'avons point de règle fixe qui nous puisse conduire à une démonstration, comme en géométrie; cette vérité, entre deux points la ligne droite est la plus courte, mène à toutes les démonstrations. Mais nous avons des probabilités; il s'agit donc de savoir ce qui est le plus probable. L'axiome le plus raisonnable en fait de physique est celui-ci: les mêmes effets doivent être attribués à la même cause. Or, les mêmes effects se voient dans les bêtes et dans les hommes, donc la même cause les anime. Les bêtes sentent et pensent à un certain point; elles ont des idées; les hommes n'ont au dessus d'elles qu'une plus grande combinaison d'idées, un plus grand magasin. Le plus et le moins ne changent point l'espèce, donc, &c. Or, personne ne s'avise de donner une âme immortelle à une puce; il n'en faudra donc point donner à l'éléphant ni au singe, ni à mon valet champenois, ni à un bailli de village, qui a un peu plus d'instinct que mon valet; enfin, ni à vous, ni à Emilie.
La pensée et le sentiment ne sont pas essentiels, sans doute, à la matière, comme l'impénétrabilité. Mais le mouvement, la gravitation, la végétation, la vie, ne lui sont pas essentielles, et personne n'imaginerait ces qualités dans la matière, si on ne s'en était pas convaincu par l'expérience.
Il est donc très probable que la nature a donné des pensées à des cerveaux, comme la végétation à des arbres; que nous pensons par le cerveau, de même que nous marchons avec le pied, et qu'il faut dire comme Lucrèce:
Voilà, je crois, ce que notre raison nous ferait penser, si la foi divine ne nous assurait pas du contraire; c'est ce que pensait Locke, et ce qu'il n'a pas osé dire.
De plus, quand même cette analogie des animaux ne serait pas une extrême probabilité, le frustra per plura quod potest per pauciora, est encore une excellente raison. Or, le chemin est bien plus court de faire penser un cerveau, que de fourrer dans un cerveau je ne sais quel être dont nous n'avons aucune idée. Cet être qui croît et décroît avec nos sens, a bien la mine d'être un sixième sens; et si ce n'était notre divine religion, je serais tenté de le croire ainsi.
Je trouve très mauvais que vous parliez de Newton comme d'un faiseur de systêmes. Il n'en a fait aucun. Il a découvert dans la matière des propriétés incontestables, démontrées par les expériences. Il est aussi certain que les forces centripètes agissent sur tout les corps, sans aucune matière intermédiaire, qu'il est certain que l'air pèse. Il est aussi sûr que la lumière se réfléchit dans le vide par la force de l'attraction, c'est à dire par les forces centripètes, qu'il est sûr que les rayons de la lumière se brisent dans l'eau.
Je vous en dirais davantage, mais j'ai une tragédie qui me presse. Le Franc m'a volé mon sujet et toutes mes situations; il s'est hâté de bâtir sur mon fonds, et est allé proposer son vol aux comédiens. C'est voler sur l'autel. Adieu, mille tendres compliments à Cideville: Emilie vous en fait beaucoup.