[c. 15 January 1736]
Il est vrai que si l'on peut prouver qu'il y a une incompatibilité, une contradiction formelle entre la matière & la pensée, toutes les probabilités en faveur de la matière pensante sont détruites.
Il est donc vrai que le fort de la dispute, comme vous le dites très bien, roule sur cette question: La matière pensante est elle une contradiction?
1. J'observerai qu'il ne s'agit pas de savoir si la matière pense par elle même; elle ne fait rien, elle ne peut avoir le mouvement ni l'existence par elle même (du moins cela me paraît démontré); il s'agit uniquement de savoir si le créateur qui lui a donné le mouvement, le pouvoir incompréhensible de le communiquer, peut aussi lui communiquer, lui unir la pensée.
Or s'il était vrai qu'on prouvât que dieu n'a pu communiquer, n'a pu unir la pensée à la matière, il me paraît qu'on prouverait aussi par là que dieu n'a pu lui unir un être pensant; car je dirai contre l'être pensant uni à la matière tout ce qu'on dira contre la pensée unie à la matière.
On ne connaît rien dans les corps, dira-t-on, qui ressemble à une pensée: cela est vrai; mais je réponds, une pensée est l'action d'un être pensant; donc il n'y a rien, selon vous, dans la matière qui ait la moindre analogie à un être pensant; donc selon vous même, vous prouveriez qu'un être immatériel ne peut être en rien affecté par la matière; donc, selon vous même, l'homme ne penserait point, ne sentirait point; donc en prétendant prouver l'impossibilité où est la matière de penser, vous prouveriez qu'en effet nous ne pouvons penser, ce qui serait absurde. En un mot, si la pensée ne peut être dans la matière, je ne vois pas comment un être pensant peut être dans la matière. Or, de quelque manière que nous nous tournions, il est très vrai qu'il n'y a aucune connexion, aucune dépendance entre les objets de nos organes & nos idées: il est très vrai (soit que la matière pense, soit que dieu lui ait uni un être immatériel) il est très vrai, dis je, qu'il n'y a aucune raison physique par laquelle je doive voir un arbre, ou entendre le son des cloches, quand il y a un arbre devant mes yeux, ou que le battant frappe la cloche près de mes oreilles. Il est surtout démontré dans l'optique qu'il n'y a rien dans les rayons de lumière, qui doive me faire juger de la distance d'un objet; donc, soit que mon âme soit matière ou non, je ne puis ni voir ni entendre, ni avoir une idée de la distance &c. que par les lois arbitraires établies par le créateur.
Reste donc à savoir si le créateur a pu en établissant ces lois communiquer des idées à mon corps à l'occasion de ces lois.
Ceux qui disent que dieu ne peut donner des idées aux corps se servent de cet argument. 'Ce qui est composé est nécessairement de la nature de ce qui le compose; or si une idée était un composé de matière, la matière étant divisible & étendue, il se trouverait que la pensée serait divisible & étendue; mais la pensée n'est ni l'un ni l'autre; donc il est impossible que la pensée soit de la matière'.
Cet argument serait une démonstration contre ceux qui diraient que la pensée est un composé de matière, mais ce n'est pas cela que l'on dit. On dit que la pensée peut être ajoutée de dieu à la matière, comme le mouvement & la gravitation qui n'ont aucun rapport à la divisibilité; donc dieu peut donner à la matière des attributs tels que la pensée & le sentiment, qui ne sont point divisibles.
L'argument dont s'est servi le père Tournemine dans le journal de Trévoux, est encore bien moins solide que l'argument que je viens de réfuter.
Nous apercevons, dit il, un objet indivisiblement; or si notre âme était matière, la partie A d'un objet frapperait la partie A de mon entendement; la partie B de l'objet frapperait la partie B de mon âme: donc nulle partie de mon âme ne pourrait voir l'objet.
Vous avez mis dans un très grand jour cet argument du père Tournemine.
Voici en quoi consiste, à mon sens, le vice évident de ce raisonnement. Ce raisonnement suppose que nous n'aurions d'idée d'un objet que parce que les parties d'un objet frapperaient notre cerveau; or rien n'est plus faux.
1. J'ai l'idée d'une sphère, quoiqu'il ne vienne à mes yeux que quelques rayons de la moitié de cette sphère. J'ai le sentiment de la douleur, qui n'a aucun rapport à un morceau de fer entrant dans ma chair. J'ai l'idée du plaisir qui n'a rien d'analogue à quelque liqueur passant dans mon corps, ou en sortant. Donc les idées ne peuvent être la suite nécessaire d'un corps qui en frappe un autre; donc c'est dieu qui me donne les idées, les sentiments, selon les lois par lui arbitrairement établies; donc la difficulté résultant de ce que la partie A de mon cerveau ne recevrait qu'une partie A de l'objet, est une difficulté que l'on appelle ex falso suppositum, & n'est point difficulté.
2. Il serait encore faux de dire que toutes les parties d'un objet ne pussent se réunir en un point dans mon cerveau; car toutes les lignes peuvent aboutir dans une circonférence à un point seul qui est le centre.
On fait encore une difficulté éblouissante. La voici: 'Si dieu a accordé le don de penser à une partie de mon cerveau, cette partie est divisible; on en retranche la moitié, on en retranche le quart, on en retranche mille, cent mille particules; à laquelle de ces particules appartiendra la pensée?'
Je réponds à cela deux choses: 1. Il est possible au créateur de conserver dans mon cerveau une partie immuable & de la préserver du changement continuel qui arrive à toutes les parties de mon corps. 2. Il est démontré qu'il y a dans la matière des parties solides indivisibles: en voici la démonstration.
Les pores du corps augmentent en proportion doublée de la division de ce corps; donc si vous divisez à l'infini, vous aurez une série dont le dernier terme sera l'infini pour les pores, & l'autre terme zéro pour la matière, ce qui est absurde; donc il y a des parties solides & indivisibles; donc si dieu accorde la pensée à quelqu'une de ces parties, il n'y a point à craindre que le don de penser se divise, ni rien à objecter contre ce pouvoir que l'être suprême a de donner la pensée à un corps.
Remarquez en passant que cette démonstration de la nécessité qu'il y ait des parties parfaitement solides, ne combat point la démonstration de la matière divisible à l'infini en géométrie. Car en géométrie nous ne considérons que les objets de nos pensées; or il est démontré que notre pensée fera passer dans l'espace infiniment petit du point de contingence d'un cercle & d'une tangente une infinité d'autres cercles. Mais physiquement cela ne se peut: voilà pourquoi m. de Malesieux dans ses Elémens de géométrie, page 117 & suivantes, paraît se tromper en ne distinguant pas l'indivisible physique et l'indivisible mathématique. Il tombe surtout dans une grande erreur au sujet des unités; je vous prie de relire cet endroit de sa géométrie.
Je reviens donc à cette proposition; il est impossible de prouver qu'il y ait de la contradiction, de l'incompatibilité entre la matière & la pensée; pour savoir s'il est impossible que la matière pense, il faudrait connaitre la matière & nous ne savons ce que c'est. Donc voyant que nous sommes cet être que nous appelons matière, & que nous pensons, nous devons juger qu'il est très possible à dieu d'ajouter la pensée à la matière, par les raisons ci-devant déduites dans ma dernière lettre.
Permettez moi d'ajouter encore cet argument-ci: je ne sais point comment la matière pense, ni comment un être, quel qu'il soit, pense. Peut on nier que dieu n'ait le pouvoir de faire un être doué de mille qualités à moi inconnues, sans lui donner ni l'étendue, ni la pensée?
Or dieu, ayant créé un être, ne peut il pas le faire pensant? & après l'avoir fait pensant ne peut il pas le faire étendu, & vicissim? Il me semble que pour nier cela, il faudrait être chef du conseil de dieu, & savoir bien précisément ce qui s'y passe.