[September 1735]
Monsieur,
J'aime la vérité, j'accepte le témoignage que vous me rendez sur cet amour dominant de la vérité; vous me connaissez à fond, & vous ne serez pas contredit par ceux qui me pratiquent.
Cet amour est satisfait, j'ai trouvé la connaissance de toutes les vérités importantes dans une parfaite soumission à l'église romaine, qui en est certainement la seule dépositaire. Dans la recherche des vérités moins importantes, pour les découvrir plus sûrement, je m'écarte rarement des routes battues, & je crains les guides aventureux; je m'en tiens au sentiment commun, sur ce qui est à la portée de la raison; & si dans ce qui est plus élevé, d'un usage moins ordinaire, & où la méditation seule peut atteindre, je ne suis pas la multitude ignorante & grossière, je ne m'éloigne pas du grand nombre des bons esprits qui se sont exercés sur ces matières difficiles. Le nom de novateur me paraît une injure, leur sort m'effraie, comètes terrestres ils brillent, ils attirent les regards, on parle d'eux, & ils disparaissent; la lumière du soleil passe d'âge en âge. Je m'applique donc volontiers à donner un nouveau tour aux vérités reçues, à en chercher de nouvelles preuves, à les mettre dans un jour plus évident. Loin de me glorifier d'une doctrine singulière, je suis charmé de penser comme les autres hommes, & je ne crois mes pensées raisonnables qu'autant qu'elles s'accordent avec la manière de penser du plus grand nombre de ceux qui possèdent & cultivent la raison. J'ai beaucoup lu, & j'ai peu appris dans les auteurs qui ont suivi une autre méthode.
Venons aux questions auxquelles vous voulez que je réponde. Je differe de répondre à la première, elle intéresse moins, une autre place lui convient.
Vous vous plaignez amèrement qu'on accuse d'impiété cette proposition: Nous ne pouvons pas assurer qu'il soit impossible à dieu de communiquer la pensée à la matière.
Vous la croyez religieuse, la nier ce serait à ce que vous pensez donner des bornes à la puissance illimitée du souverain être. C'est par respect pour dieu que vous l'avez avancée cette proposition; je le souhaite trop pour en douter. Mais votre respect pour dieu est aveugle en cette occasion, sa toute puissance ne s'étend pas jusqu'aux contradictoires, ni au delà de la possibilité. Dites sans scrupule que dieu ne peut pas rendre la matière pensante, puisque la répugnance de la pensée à la matière est manifeste; la matière est un être divisible, composé de parties, la divisibilité est sa différence essentielle; un être sans parties n'est point matière, il n'a pas les propriétés connues de la matière, il ne peut les avoir. Il est facile de démontrer qu'un être divisible composé de parties ne peut penser, ne peut juger d'aucun objet.
Pour juger d'un objet, il faut l'apercevoir tout entier indivisiblement, il ne peut être reçu, aperçu indivisiblement dans un sujet divisible, dans un sujet composé de parties.
Une partie reçoit, aperçoit une partie: une partie frappe une partie, s'imprime dans une partie; la partie A dans la partie a; la partie B, dans la partie b, nulle partie du sujet ne reçoit tout l'objet: ce qui juge reçoit, aperçoit tout l'objet. Il le reçoit donc indivisiblement; ce qui pense est donc indivisible & parfaitement un, donc il ne peut être matière, il serait divisible & indivisible, un & multiple. La matière ne peut donc penser, il répugne que la matière pense, & il est aussi impossible à dieu de rendre la matière pensante, que de faire qu'un corps ait des parties, & n'en ait point, qu'on juge de ce qu'on n'aperçoit pas, & dont par conséquent on ne saurait juger. Cette démonstration est tirée du fond de notre être, c'est moins un raisonnement qu'un sentiment intime, exprimé par je, par moi. Ajoutons à cette preuve une réflexion sensible & persuasive; si tout était matière, d'oû l'âme matérielle aurait elle tiré l'idée d'un être immatériel & la persuasion qu'elle est immatérielle? Je défie d'imaginer sur cette difficulté rien qui contente. On conçoit aisément qu'un esprit attaché à la matière, dépendant de la matière, occupé de plaisirs & de douleurs qui viennent de la matière, perd de vue les idées spirituelles & en vient jusqu'à se croire matière, mais la matière existante est la source de son erreur, l'erreur de la matière qui se croirait esprit, n'aurait point de source s'il n'existait point d'esprit.
Ah! monsieur, notre esprit souffre impatiemment qu'on le dégrade, il perce les ténèbres dont on l'offusque, l'étendue de ses connaissances, l'universalité de ses idées, l'immensité de ses désirs réclame pour son origine, il ne nous laissera jamais tranquilles dans un avilissement volontaire. J'ai un corps, dira-t-il, toujours, mais je ne suis pas ce corps, je suis supérieur à ce corps, je ne me reconnais ni dans un air épuré, ni dans une flamme subtile: ils sont divisibles, ils ne peuvent penser & je pense.
J'ai lu en quelque livre, je ne me souviens plus du titre ni de l'auteur, une réflection qui me frappa. Demandez, disait le judicieux écrivain, demandez à un enfant si sa poupée pense juste, il se moquera de vous, demandez lui en lui montrant une montre, s'il ressemble à cette machine, il rira; la nature parle, elle n'est pas encore corrompue.
Je ne connais pas la matière parfaitement, dites vous, je n'ai aucune idée de l'esprit. Hé! monsieur, ne savez vous pas que la matière est divisible, vous qui la divisez en tant de parties, vous qui voyez de vos yeux que les plus petites parties des corps sont encore divisibles; vous ne connaissez pas l'esprit, ne savez vous pas ce que vous dites, quand vous répétez si souvent, je, moi; l'idée d'unité, n'est elle pas inséparable de ces mots? De bonne foi est il un incrédule au monde qui ait l'idée d'un quart d'un dixième de pensée? Je le sais, nos prétendus esprits forts poussés à bout croient se tirer d'affaire & finir une dispute désavantageuse, en répondant qu'ils n'ont aucune idée ni d'esprit, ni de matière, ni de perfection, ni de vice, ni de vertu, ni de justice, ni de bonté, c'est à dire, qu'ils se réduisent à la condition des bêtes, qu'ils s'aveuglent volontairement, qu'ils renoncent aux lumières de la raison & du sens commun, parce que les lumières de la raison & du sens commun les condamnent; je ne vous soupçonne pas de ces excès, monsieur, ne renoncez pas à vos idées, elles sont si belles quand les idées étrangères ne les gâtent point, n'enfoncez pas dans la matière un esprit que dieu en a si dégagé.
Dieu, dites vous, a joint un être pensant à un être matériel, mon âme à mon corps, lui est il plus difficile de rendre la matière pensante? C'est la chaleur de la dispute qui vous arrache une objection si faible. Dieu veut qu'il y ait un rapport exact entre les mouvements, les altérations de mon corps & les perceptions de mon âme, entre les volontés de mon âme & les mouvements de mon corps. Cette volonté de dieu, ce rapport implique-t-il aucune contradiction? Répugne-t-il à l'essence du corps ou de l'âme de quelque manière que dieu l'ait établi? N'a-t-il pas un empire naturel sur le corps & sur l'âme? Ce rapport ôte-t-il l'indivisibilité à l'âme, la divisibilité au corps? Ne demandez donc plus pourquoi dieu qui joint l'âme au corps ne peut pas rendre le corps pensant, l'un ne répugne pas, & j'ai montré que l'autre répugne.
Vous avez recours aux bêtes, c'est le dernier retranchement des incrédules, il n'est pas mal aisé de les y forcer. Je vous laisse le choix, prenez, monsieur, sur l'âme des bêtes le parti que vous voudrez, vous n'en conclurez rien contre la spiritualité de notre âme.
Vous ne paraissez pas disposé à les croire de pures machines. Les cartésiens vous diront qu'elles sont toujours déterminées par l'objet, que leurs actions ne changent point sans quelque changement dans l'objet motif, que cela indique l'effet d'un ressort, il vous diront que des machines fabriquées par la sagesse infinie doivent passer de bien loin des machines inventées, exécutées par les hommes; si cela ne vous contente pas, donnez avec quelques philosophes & même avec quelques théologiens, une âme spirituelle aux bêtes, que le défaut des organes empêche de raisonner & d'agir librement, laissez vous persuader à l'exemple des enfants, & à la figure très différente des hommes & des bêtes. Si vous ne goûtez pas ce sentiment, supposez avec des philosophes & des théologiens plus hardis, un être qui ne soit ni corps, ni esprit, donnez le pour âme aux bêtes. Je vous laisserai, monsieur, prendre un libre essor, raisonner à perte de vue, vous épuiser en conjectures. Pour moi, docile en cette seule occasion, aux règles que donnent les esprits forts, & qu'ils n'observent pas, je ne m'exposerai point à raisonner sur ce qui m'est inconnu, je me bornerai à des idées claires, à des sentiments convaincants. Je ne sais point ce qui se passe dans la bête, je sais ce qui se passe dans moi. La bête pense-t-elle? Je l'ignore. Je suis sûr que je pense. Je suis donc sûr que je ne suis point matière, la bête sera ce qu'il vous plaira.
Je reviens à la première question. Est il vrai que la matière gravite?
Oui, monsieur, les corps pèsent, les démonstrations, les calculs du célèbre Neuton ne m'en convainquent pas plus que les sens. Il a déterminé plus exactement cette pesanteur de la matière, j'en conviens, cela est entièrement indifférent aux questions importantes que nous agitons. Il n'a pas montré, il n'a pas prétendu qu'il y eût dans la matière un principe de gravitation inhérent, interne. Profitons des lumières les plus communes. Un corps pèse sur l'autre, c'est-à-dire qu'un corps pousse l'autre, & que s'il ne trouve point de résistance il le chassera de l'espace qu'il occupe, il ne pousse au reste qu'autant qu'il est poussé. La force de pousser quoique diversifiée par sa masse & sa distance lui vient d'ailleurs, c'est une suite du mouvement; dans un parfait repos rien ne pèse. Or ce mouvement en remontant mène à une première cause, à un premier moteur qui n'est pas matière; car supposer le mouvement essentiel à la matière, c'est hazarder le plus étrange paradoxe, nous en convenons, son repos serait impossible, & on ne pourrait la concevoir sans mouvement; s'il manquait à cette vérité quelque degré d'évidence, une dissertation manuscrite de l'auteur d'un livre impie, l'a mise dans un plein jour en s'efforçant de la réfuter par des arguments sans principe, & sans conséquence.
'Mais', dites vous, 'le grand Neuton a reconnu dans la matière un principe interne inhérent de gravitation, d'attraction, de tendance, il a le premier appris à tous les vrais philosophes cette propriété inconnue de la matière. Pourquoi contester à dieu qui a mis dans la matière ce principe attractif le pouvoir d'y mettre un principe pensant?' Voilà votre raisonnement rendu avec une exacte fidélité: Voici la réponse. 1. Le grand Neuton n'a point enseigné qu'il y eût dans la matière un principe interne, inhérent, d'attraction, de tendance, de gravitation. 2. S'il l'avait enseigné, il se serait exposé à la dérision de tous les vrais philosophes. 3. Ce principe admis ne pourrait vous servir à prouver la possibilité d'un principe de la pensée qui ne soit pas indivisible, immatériel.
J'ai sous les yeux la seconde édition de la Physique de Neuton, j'y admire l'esprit géométrique, étendu, pénétrant de l'auteur, il a poussé plus loin qu'aucun philosophe, l'observation des mouvements qui approchent les corps l'un de l'autre, ou qui les éloignent, il a réduit ces mouvements à des règles fixes, il a même assujetti à ces règles la diminution ou la cessation de ces mouvements arrêtés par quelque résistance. Sage observateur, il s'est tenu dans ses bornes, & n'a pas prétendu déterminer les causes des mouvements qu'il a observés, tant s'en faut qu'il ait prétendu mettre dans la matière un principe interne, inhérent, obscur & supposé de cette gravitation, tendance, attraction. Il a même craint qu'on ne le soupçonnât d'une entreprise si peu convenable à un mathématicien, & qu'on ne prît trop à la lettre les mots de tendance, d'attraction; il a levé toute l'ambiguïté de ces expressions dans le Scholie qui finit la Section onzième, page 172. Il y déclare nettement qu'en regardant tous les corps comme des espèces d'aimants, il s'en tient aux mouvements apparents de quelque cause qu'ils viennent & sans toucher aux différents systèmes qui les rapportent à quelque impulsion, à l'action de la matière subtile ou éthérée.
Si cet excellent mathématicien n'avait pas parlé avec tant de réserve, croyez vous que les vrais philosophes lui eussent applaudi, qu'ils l'eussent vu tranquillement rétablir les qualités occultes qu'ils avaient détruites avec tant de peine? Quelle différence en effet entre une qualité attractive, & les qualités inflammatoire, réfrigerante, digestive? Avouez le, l'incrédulité nous ramène à l'ignorance, elle en a besoin pour couvrir sa faiblesse.
Je veux accorder tout ce que je puis accorder. Hé bien, je suppose sans raison avec vous que dieu a mis dans la matière un principe interne, d'attraction, de tendance, de gravitation; je ne nierai pas avec moins d'assurance qu'il puisse lui donner la faculté de penser.
La faculté d'attirer, de repousser, de peser en poussant n'enferme que du mouvement, du poids, de la mesure, de la distance, ce sont des propriétés d'un être divisible, mais la pensée ne convient, & ne peut convenir qu'à un être indivisible.
Vous vous récriez qu'on vous fait injure quand on vous impute de supposer un quart, un dixième de pensée. Ni M. Loke, assurez vous, ni aucun philosophe raisonnable n'a prétendu que la matière ait en soi le pouvoir de penser, ni qu'elle ait des idées de la même manière qu'elle reçoit les impressions des corps. On vous dit seulement, ajoutez vous, que Dieu qui a donné, joint à la matière le mouvement, la gravitation, la végétation, peut bien aussi avoir donné à un corps organisé la faculté de sentir & d'apercevoir. Non, monsieur, dieu ne le peut; le corps organisé est divisible, je l'ai démontré; ce qui juge d'un objet, juge de tout l'objet, il a donc aperçu indivisiblement tout l'objet, ce qui n'en aurait aperçu qu'une partie, ne jugerait que d'une partie. Mille rayons, continuez vous, peignent dans la retine un objet. Le peignent ils indivisiblement? Non, monsieur, ils en peignent les parties divisées sur la retine divisible. Supposez un organe du sens commun dans le cerveau, s'il est matériel, il est divisible, & ne peut juger de tout l'objet.
M. Loke, vous, monsieur, & tout philosophe, se trouve enfin réduit à n'attribuer la pensée qu'à un principe distingué de la matière, la raison même obscurcie & dépravée sent l'opposition de la pensée et de la matière.
Loke se défend & vous, vous défendez de confondre la pensée avec un mouvement, une impulsion, de lui donner de l'étendue. Encore une réflexion & la dispute est finie. Quand vous dites que dieu peut joindre la pensée à la matière, prétendez vous seulement que dieu peut unir à la matière un être pensant, qui pensera, qui jugera dans elle, d'elle, & de ce qui lui arrivera; nous le dirons avec vous? Remarquons néanmoins que cela ne rend point la matière pensante; cela prouve qu'un esprit lui est uni. Prétendez vous que la matière pense? Vous vous contredites vous même & vous tombez dans une contradiction palpable: la matière dans cette supposition serait divisible & indivisible.
Convenons donc que la pesanteur des corps n'est pas un principe interne au corps; quand elle le serait, peser, pousser, n'est pas penser; de la gravitation à la pensée il y a une distance immense, une différence infinie. Non, la pesanteur vient originairement de l'impulsion, d'un mouvement corporel qui n'est pas essentiel au corps, que les corps ne peuvent se donner, qu'ils reçoivent d'un premier moteur immatériel. Ainsi, monsieur, le mouvement, la pesanteur des corps, le calcul, la mesure, les connaissances les plus familières & les plus certaines nous indiquent dieu, nous conduisent à dieu; nous les suivrions avec plaisir, charmés de l'objet infiniment parfait qu'elles nous présentent, nous l'admirerions, nous l'adorerions si nous ne craignions pas de trouver un juge. La crainte n'a point persuadé l'existence de dieu, elle en a fait douter; l'auteur du monde serait reconnu de tous les hommes, s'il n'était pas législateur. Ce n'est pas la raison qui fait les incrédules, c'est la passion.
Un libertin plus sincère que les autres n'a pas fait difficulté de m'avouer l'origine honteuse de ses doutes. Tandis que j'ai écouté la voix de ma conscience, & fui les vices, m'a-t-il dit, la religion m'a paru l'ouvrage de dieu. Que j'étais heureux! la paix de mon cœur, le témoignage qu'il rendait à mon innocence, l'attente d'un bonheur infini, éternel, me faisaient goûter une douceur pure, délicate, plus touchante que les plaisirs dont les remords me déchirent aujourd'hui. La foi me donnait toujours des conseils dans mes perplexités & des consolations dans mes peines, elle m'inspirait une grandeur d'âme qui m'élevait au dessus des orages du monde. Je regardais dieu comme un père tout puissant pour me protéger, tendre & prompt à me soulager, facile à me pardonner, & je reposais tranquillement dans son sein inaccessible aux inquiétudes, & à la tristesse; peu me suffisait parce que je n'avais point de passions à satisfaire; de plus grandes richesses m'auraient embarrassé, les objets de l'ambition me paraissaient petits, les objets des plaisirs sensuels me paraissaient aussi dégoûtants qu'infâmes, je ne connaissais point d'ennemis & ne voyais dans tous les hommes que des frères; s'il fallait quelquefois supporter charitablement leurs défauts, l'amour fraternel me rendait aisée cette contrainte. Mais hélas! des lectures indiscrètes; les charmes d'une société dangereuse, des exemples publics, imposants, la tyrannie du respect humain rompirent les nœuds qui m'attachaient à dieu, le torrent m'entraîna après quelque résistance. La foi ne cessait point de m'avertir, de me reprendre, ses reproches m'importunaient, l'idée d'un supplice éternel attaché aux plaisirs dont j'étais enchanté m'était insupportable, je tâchais d'obscurcir ce que je ne voulais plus croire, d'envelopper de nuages des vérités incommodes, je les cherchais ces nuages dans tout ce qu'on dit, dans tout ce qu'on a écrit contre la religion. Charmé que le poison agréable agît, j'évitais le contre poison, je parvins à douter & je ne pus aller plus loin. J'avance vers le terme fatal toujours vicieux, toujours incertain, plus esclave que possesseur de la volupté, mille raisons me portent à craindre, nulle ne me rassure entièrement, des frayeurs plus ou moins fréquentes me réveillent de temps en temps de mon assoupissement, l'habitude m'y replonge, je suis trop loin de dieu pour retourner à lui. L'histoire de ce libertin est l'histoire de ses semblables. Est ce la raison, la droite raison qui l'a conduit au précipice?
Un autre libertin, un de ces débauchés qui contrefont les philosophes, qui se livrent au vice avec méthode & par principes, entreprendra peut-être de justifier l'origine de ses doutes. J'ai cru, dira-t-il, aussi longtemps que je n'ai eu aucun intérêt à ne pas croire, je ne me défiais pas de l'autorité d'une loi que j'observais, mais mes désirs nouveaux m'ont fait sentir le poids de cette rigoureuse loi, je n'ai pas voulu, je n'ai pu refuser à mes sens des contentements délicieux qu'elle condamne, j'ai pris le parti de secouer le joug de la religion plutôt que de refuser des biens offerts. Ce n'est pas en rebelle que j'ai secoué ce joug; je me suis appliqué à sonder les preuves qui soutiennent une religion si sévère; j'en conviens, c'est l'intérêt, qui m'a ouvert les yeux sur les préjugés de l'éducation; après tout j'avais droit d'examiner, & j'ai examiné. Que tout ce raisonnement est peu philosophe! Que cette méthode est peu conforme à la raison! qu'elle est propre à tromper! Depuis quel temps la passion est elle un guide sûr pour arriver à la vérité? L'intérêt a-t-il jamais tenu la balance droite? Vous apportez à l'examen difficile de la religion un désir pressant qu'elle soit fausse, des préventions presque décidées contre les preuves qui l'établissent. Le cœur a déjà prononcé, reste-t-il à l'esprit assez de liberté pour prendre bien son parti? Un juge dans de pareilles dispositions serait il en état de rendre justice?
Ah! qu'un homme sans passions, sans intérêts, sans préoccupation examine la religion à la lumière d'une raison pure, je réponds qu'il l'approuvera, qu'il l'aimera, qu'il jugera l'incrédulité du premier coup d'œil. Il n'aura que de l'horreur pour ces écoles où la volupté préside, où l'imagination usurpe les droits de la raison, où des esprits qui se disent matériels, & qui le sont devenus en quelque façon en se plongeant dans les plaisirs du corps courbés vers la terre, osent décider des choses du ciel, mesurer l'immensité de dieu, sonder son infinité, critiquer sa sagesse, condamner sa justice, changer sa bonté en une honteuse indolence: écoles, entretiens, où la religion n'est condamnée que parce qu'elle condamne les vices.
Que la raison juge entre ces incrédules & les fidèles, les incrédules se séparent du genre humain & des plus grands génies: pour s'en séparer il faut des preuves sans réplique qui excluent tout doute, ne doutent ils plus?
Il s'agit d'un bonheur ou d'un malheur éternel, il faut pour le décider des raisons égales au péril où l'on s'expose, je le répète, il faut l'évidence pleine, entière, tranquille. Jamais impie s'est il vanté de l'avoir? Un prince plus grand par son esprit que par sa naissance & ses victoires, revenu à dieu, avouait qu'il n'avait rien omis pour se convaincre de la fausseté de la religion, & qu'il avait toujours cru. Bayle, le dangereux Bayle m'a écrit qu'il était Jupiter assemble nuées, que son talent étoit de former des doutes, mais qu'ils n'étoient pour lui que des doutes. Non l'incrédulité n'ira jamais plus loin. Des peut-être, des possibilités, des conjectures, nous arracheront elles le sentiment naturel de la divinité & d'une autre vie? Hazarderons nous notre sort éternel sur un peut-être?